Je ne porte pas de jugement monolithique et univoque sur les conséquences de l’agitation étudiante et du mouvement social de mai 68. Je retiens, dans la hiérarchie de leurs retombées, les acquis sociaux conjoncturels, en terme de pouvoir d’achat notamment, et structurels avec la reconnaissance de l’expression syndicale dans l’entreprise et surtout la dynamique en oeuvre dans la société civile : place des femmes, contraception, évolution des relations sociales et des rapports d’autorité, etc. . Les idées de mai ont charrié, dans leur sillage, le meilleur et parfois le pire. N’oublions pas aussi l’aspect international de cette contestation des pouvoirs à l’Ouest et à l’Est.

Mon propos s’interresse au substrat idéologique des enfants de mai. Les gauchistes libertaires ont cultivé à l’Université et dans les appareils idéologiques une approche centrée sur l’éclatement des pouvoirs. La contestation s’est organisée sur un mode nouveau : la société civile contre l’Etat, le mouvement social contre les appareils, la base contre le sommet, la périphérie contre le centre,  la spontanéité contre l’organisation et le savoir structuré etc. Cette vision manichéenne et simpliste contenait en germe une critique diffuse des institutions, traversant les appareils politiques de la gauche et  accompagnant, paradoxalement, le mouvement des idées de la société bourgeoise en quête d’un nouveau libéralisme sans entrave et adapté à la marchandisation du monde. Les idées de mai ont été récupérées par un capitalisme avide de modernisation contre tous les archaismes. Des discours managériaux nouveaux ont éclos dans ce nouvel esprit du capitalisme qui privilégie, dans l’entreprise, l’autonomie et la flexibilité à l’organisation pyramidale et aux rigidités organisationnelles, dans la société, le pédagogisme à la transmission des savoirs, l’individualisme au civisme et à l’engagement collectif, l’émotion à la raison et dans l’économie la main invisible du marché à la rationalité d’une planification démocratique et d’une impulsion de l’Etat.

En politique ces tendances ont eu aussi leurs traductions avec la stratégie de conquête des pouvoirs à la base (« des Lip par millier ») sur différents fronts sociaux (les luttes des femmes, des jeunes et étudiants, des gays et lesbiennes, des sans papier, des sans logement, des chômeurs et des précaires… ). Cette stratégie fait souvent l’impasse sur les articulations nécessaires entre les luttes sociales et politiques pour la transformation sociale. Impuissante à changer la donne, elle s’est parfois retournée contre ses protagonistes, isolés, sans perspective syndicale ou sans projet politique. Le néolibéralisme a su parfois phagocyter et pervertir cette démarche dans une modernisation des rapports sociaux. La prédominance du marché et des politiques de l’offre semble devoir s’imposer dans les têtes des élites et des gouvernants en écho à cette critique diffuse de l’Etat et du modèle républicain de régulation économique et sociale. La machine à exclure s’est délestée d’un arsenal protecteur (assouplissement du droit du licenciement, dérèglementation au profit du contrat, organisation flexible, remise en cause du système de retraites par répartition, etc.) quand, dans le même temps, de nouvelles protections ont pu être instituées ou revendiquées. La critique de la société de consommation s’est accompagnée d’une explosion sans précedent de la sphère marchande dans une société de marché inégalitaire et source d’exclusions.

Ce puissant mouvement de libéralisation explique l’entreprise de lliquidation des   institutions démocratiques : citoyenneté, République, Etat social, Etat-nation. Ces institutions sont pourtant  le legs de la gauche républicaine attachée à la démocratie politique, économique et sociale. Quant au formidable effort de désidéologisation du marxisme, désencombré de la vulgate stalinienne, il est  vilipendé par des idéologues repentis de leur effroyable orthodoxie d’hier, aujourd’hui véritables maîtres de la pensée unique. Ce renouvellement de la pensée socialiste offrit pourtant des clefs à la compréhension du monde actuel, complétant utilement les grilles d’analyse marxiste de l’exploitation économique : le phénomène de domination idéologique au travers des écrits d’un Gramsci réhabilité et retrouvé; l’analyse de l’Etat et des rapports de classe dans l’oeuvre de Nicos Poulantzas; la question nationale dans l’austro-marxisme d’Otto Bauer… Le CERES a grandement contribué à ce réveil de la pensée politique critique dans les années soixante dix avant de mettre au coeur de sa perspective socialiste et républicaine la pensée de Jaurès si féconde et toujours  incontournable.

Du gauchisme, privé de repères intellectuels pertinents et coupés des couches populaires, à la deuxième gauche, le pas fut vite franchi par les esprits favorables à cette liquidation d’une pensée critique au profit d’un élan messianique hérité du vieux fonds chrétien social. On sait ce qu’il advint de la CFDT recentrée ou du rocardisme, pour ne prendre que ces deux figures emblématiques de la nouvelle gauche dite aussi américaine. Sans doute trop schématisé ici,  ce glissement explique la mutation d’une importante fraction des intellectuels issus du gauchisme vers une acceptation des contraintes imposées par la mondialisation libérale. D’où l’évolution naturelle de nos gauchistes vers le centrisme. Car, si l’on devait chercher le trait commun à tous nos recentrés, ce serait peut être celui de leur jeunesse fascinée par le mouvement de mai. Chacun comprendra en quoi le ségolisme (1), ni gauchiste ni centriste, peut être un jalon utile dans la mutation républicaine et sociale d’une gauche à la croisée des chemins.

Xavier DUMOULIN

(1) La référence au « ségolisme » doit être située dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007 – billet du 15 avril 2007.