La nuit des archives, par Vincent Duclert
Créé par sr07 le 16 avr 2008 à 23:39 | Dans : Articles de fond
Une inquiétude très vive a saisi la communauté des historiens après l’adoption par le Sénat, le 8 janvier 2008, d’un projet de loi sur les archives qui sera soumis au vote des députés le 29 avril. Au-delà d’une discussion qui semble ne concerner que les spécialistes, une telle loi menacerait la recherche en histoire et la liberté des citoyens. Loin d’être seulement de vieux papiers d’Etat, les archives publiques demeurent au centre de la cité et participent pleinement de la démocratie.
L’accélération du processus de privatisation des archives publiques émanant des chefs d’Etat, des ministres et de leurs collaborateurs, ceux-ci obtenant une forme de droit sur des documents qui ont été produits dans l’exercice de leurs fonctions ; enfin, un culte du secret visible jusque dans la rhétorique du projet et qui apparaît de fait comme une justification d’un projet résolument obscurantiste.
L’obscurité risque de tomber sur la recherche scientifique, les chercheurs se voyant entraver dans leur accès aux sources politiques (même si certains délais de communicabilité seraient réduits) et menacer si leurs travaux portent « une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger ». Cet étouffement serait d’autant plus dramatique que les historiens ont prouvé que la recherche était le moyen essentiel de la sortie par le haut, dans l’honneur et la connaissance, des crises de mémoire. Un tel projet conforte le rejet de l’histoire critique sous la dénonciation par Nicolas Sarkozy de la « repentance ». Pour faire cesser cette « mode exécrable » (9 mars 2007), le plus simple est donc de fermer les sources de la critique !
AU COEUR DES CRITÈRES DE DÉMOCRATIE
L’obscurité recouvrira aussi l’Etat tenté de s’abstraire de sa mission de servir l’intérêt général et les libertés publiques. Ce projet de loi, défendu par le précédent ministre de la culture, traduit un processus de renforcement des logiques administratives visant au contrôle des archives par les institutions qui les ont produites. Cette forme de privatisation du bien commun a affecté jusqu’au Conseil constitutionnel décidant pour ses propres archives de sortir du cadre de la loi (27 juin 2001). L’administration des archives a laissé faire, encouragée en cela par les différents gouvernements à l’exception de celui de Lionel Jospin, qui a réaffirmé à trois reprises le devoir de l’Etat de verser aux fins de communiquer, en conformité avec la loi de 1979 aujourd’hui vidée de son esprit libéral.
L’obscurité touche enfin les droits fondamentaux. Guy Braibant, dans son rapport sur les archives en France remis au premier ministre en 1996, soulignait que la loi de 1979 s’est fondée sur l’article 34 de la Constitution, qui réserve à la loi le pouvoir de fixer « les droits civiques et les garanties fondamentales accordées au citoyen pour l’exercice des libertés publiques ». Les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 avaient pour leur part anticipé la dimension fondamentale des archives : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » (art. 15).
La question des archives figure désormais au nombre des critères de démocratie, comme l’indépendance de la justice ou la liberté de la presse. Le Conseil de l’Europe ou les institutions fédérales américaines reconnaissent ce principe, qui est aujourd’hui nié par le projet de loi, synonyme de régression nationale : la France n’a-t-elle pas été dans le passé une nation de référence pour les politiques publiques d’archives et l’existence d’une administration scientifique, juridique et technique (laquelle sera supprimée prochainement) ?
Soucieux de bien agir, l’ancien directeur des archives Philippe Bélaval avait proposé en 1998 que les archives soient « au centre de la cité ». Le projet de loi les place au dehors. Citoyens, historiens, archivistes, juristes doivent se mobiliser pour construire un pouvoir des archives, indépendant et exemplaire, au service de la démocratie.
Vincent Duclert est historien, professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
Article paru dans l’édition du Monde du 17.04.08.
Des historiens dénoncent un projet de loi visant à limiter l’accès aux archives
La colère est montée vite et fort. Adopté dans l’indifférence par le Sénat, le 8 janvier, le projet de loi relatif aux archives, qui sera examiné par les députés à partir du 29 avril, suscite une vague de protestation. Ainsi, initiée le 12 avril par l’Association des usagers du service public des archives nationales (Auspan), une pétition visant à dénoncer le projet de loi a recueilli, en trois jours, 500 signatures d’historiens et chercheurs.500 signataires contre « le culte du secret »
Les 500 signataires – historiens, sociologues, philosophes, généalogistes ou simples usagers, français mais aussi américains, anglais ou canadiens – de la pétition contre le projet de loi sur les archives, adressée à « Mesdames et messieurs les députés et sénateurs », affirment que ce projet « renoue avec le culte du secret » et « va à l’encontre des recommandations du Conseil de l’Europe et des pratiques et législations en vigueur dans les grandes démocraties occidentales ». Parmi les signataires : Alya Aglan, Jean-Pierre Azéma, Philippe Artières, Christine Bard, Alain Blum, Raphaëlle Branche, Herrick Chapman, Emmanuel Faye, Marc Lazar, Gérard Macé, Marie-Anne Matard-Bonucci, Claude Mazauric, Gérard Noiriel, Todd Shepard, Patrick Weil, Annette Wieviorka…
La fronde excède largement les seuls milieux académiques : tandis que le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) dénonce un projet qui « aggrave les conditions actuelles d’accès aux archives et porte atteinte aux droits des citoyens », la Ligue des droits de l’homme s’inquiète de la menace qui pèserait sur « l’instrument de connaissance et de mémoire partagée que représentent les archives publiques dans une démocratie ».
La révolte paraît à la mesure des attentes déçues. A l’origine, le projet du ministère de la culture se présentait comme un texte d’ouverture, visant à libéraliser la grande loi du 3 janvier 1979 en permettant aux citoyens d’« accéder avec plus de facilité aux sources de leur histoire ». Ainsi, le délai de trente ans, jusqu’ici préalable à toute consultation d’archive publique, était remplacé par le principe de la « libre communicabilité ».
Quant aux cinq régimes d’exception, qui s’échelonnaient de soixante à cent cinquante ans, suivant qu’ils mettaient en cause la vie privée, la sûreté de l’Etat, les affaires judiciaires, les données médicales ou patrimoniales, ils n’étaient plus que trois : vingt-cinq, cinquante et cent ans. Dans toutes les catégories, les délais se trouvaient raccourcis. Certes, une nouvelle catégorie d’archives « incommunicables » était créée, portant sur les armes de destruction massive et la protection des agents secrets. Mais l’équilibre général représentait un réel progrès aux yeux des chercheurs.
LA PRESSION DES NOTAIRES
Or le Sénat, contre l’avis du gouvernement, a transformé le texte de façon très significative. Il a d’abord réduit la portée de certaines mesures (sur les actes notariés, les archives des juridictions et les registres de mariage), notamment sous la pression des notaires.
Bien plus : il a durci quelques aspects du régime existant. Ainsi, au nom de l’allongement de l’espérance de vie, le texte voté par les sénateurs fait passer de soixante à soixante-quinze ans le délai de consultation pour les « documents dont la communication porte atteinte à la vie privée ». Une exigence fondamentale des citoyens, insiste René Garrec, rapporteur (UMP) du texte au Sénat.
Un prétexte fallacieux, rétorque Sonia Combe, membre du CVUH et auteur d’un livre intitulé Archives interdites (Albin Michel, 1994) : « En 1996, le rapport du conseiller d’Etat Guy Braibant avait souligné cette utilisation abusive de la notion de « vie privée », dès lors qu’elle est étendue aux agissements des fonctionnaires d’Etat. En France, on maintient fermées les archives des camps d’internement qui existaient sous l’Occupation au nom de la protection de la vie privée des gardiens… La législation allemande est beaucoup plus claire : pour elle, la vie privée ne peut pas concerner les actes commis sous l’uniforme ou dans l’exercice de telle ou telle fonction. »
A l’instar de Sonia Combe, nombreux sont les historiens qui considèrent le texte du Sénat comme une immense régression : « Avec une telle loi, Benjamin Stora n’aurait pas pu réaliser ses travaux sur la guerre d’Algérie, déplore Denis Peschanski. Idem pour nous, historiens de la seconde guerre mondiale. On ne peut pas nous faire la leçon sur le devoir de mémoire et empêcher le citoyen d’avoir accès aux archives. Par exemple, les politiques souhaitent qu’on rende compte de ce qu’ont vécu les harkis. Si on recule les limites d’accès aux documents, comment faire cette histoire-là ? »
« ON EST DES GENS BIEN »
Si le texte du Sénat devait être voté en l’état par les députés, notent les détracteurs du projet, certaines archives concernant la guerre d’Algérie ne seraient disponibles que soixante-quinze ans après la fin du conflit, soit en 2037. Surtout, ces restrictions refléteraient la suspicion que l’Etat français continue de faire peser sur les chercheurs : « On est des gens bien, quand on nous connaît, ironise l’historienne Anne Simonin. En France, il y a une vision très fantasmatique du secret d’Etat, comme si on allait aux archives pour attenter à la mémoire officielle. Mais en dix ans, il n’y a pas eu une seule action intentée par le ministère de la justice pour usage abusif. Qu’on en finisse avec cette vision négative du citoyen ! Il faut espérer que l’Assemblée nationale réagisse… »
Il se pourrait qu’Anne Simonin et ses amis aient été entendus : la commission des lois de l’Assemblée a adopté une série d’amendements qui, s’ils étaient confirmés en séance, reviendraient sur certains des éléments les plus controversés votés par les sénateurs. Pour les documents relatifs à la « vie privée », le délai de communication serait de nouveau ramené à cinquante ans. Parmi les arguments utilisés par la commission, on lit celui-ci : « Le maintien du secret pendant une trop longue période, loin de protéger l’action de l’Etat, paraît plutôt de nature à favoriser les fantasmes de toutes sortes sur l’histoire récente et les théories du complot. »
Article paru dans l’édition du Monde du 17.04.08.
3 réponses to “La nuit des archives, par Vincent Duclert”
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Bonjour,
Il y avait longtemps que je n’avais pas consulté ce blog.
Le site de signature de la requête auprès de M.le Président de la République ce trouve à l’adresse ci-dessous:
http://www.petitionduweb.com/voirpetition.php?petition=302
Avec mes remerciements et mes amitiés
Bernard
Bonjour,
Quelle est l’adresse du site Internet, sur lequel se trouve la pétition concernant les Archives, signée par 500 personnes. Le « Monde » ne l’indique pas et en tant que généalogiste amateur, je veux bien la signer.
Vous verrez en consultant mon site une requête auprès de M. Le Président de la République pour la numérisation et la mise en ligne de toutes les Archives est en cours de signature. Le Texte de cette requête a été envoyée récemment à M.Le Président de la République.
Je signerai la pétition des Chercheurs et Historiens.
Avec mes sincères salutations
Bernard (Généalogiste amateur)
Bonjour,
Evidemment qu’il fallait réagir contre le projet de loi pernicieux sur l’accès aux archives publiques. Comment prétendre protéger « la vie privée » lorsqu’il s’agit d’informations relative à l’exercice de fonctions publiques ?
Il serait même intéressant que certains ministères – dont la Défense – soient plus ouverts : quelle galère avec la justice militaire !
Les historiens sérieux – pas les pusillanimes – ont un devoir d’information et d’analyse sans concession. Ils l’exercent sous la double garantie de la déontologie et de leur responsabilité pénale.
Or, il ne faut pas toujours attendre des archives privées et de groupements une contribution totale à leurs recherches. J’en sais quelque chose avec le cas du parti communiste comme je connais désormais la frilosité – pour ne pas dire la méconnaissance, la couardise ou la bien pensance alignée – de certains profs d’université, curieusement peu portés à l’esprit critique quand ils ne sont pas les relais de la propagande.
Bien sûr, je regarderai avec intérêt l’émission de Moati sur Mitterrand…
Jean-Jacques Gillot, « Les Communistes en Périgord, 1917-1958″, « L’Epuration en Dordogne selon Doublemètre » et « Le Partage des milliards de la Résistance », Pilote 24 édition, Périgueux.