La social-démocratie sera européenne ou ne sera plus, par Alain Bergounioux et Gérard Grunberg
Créé par sr07 le 24 oct 2008 à 20:49 | Dans : Non classé
Il y a quelques jours à peine, la social-démocratie était considérée par beaucoup comme agonisante, désormais sans utilité. Son temps était passé. La situation actuelle rend cependant son actualité et sa pertinence au projet social-démocrate, au coeur d’une crise profonde qui a obligé les autorités élues et non élues des pays développés à tenter de reprendre le contrôle d’une situation dramatiquement compromise. L’heure de la social-démocratie pourrait-elle à nouveau sonner ? Oui, si elle est capable d’assumer intellectuellement et politiquement ses responsabilités dans cette crise.
D’abord, affirmer le sens de son action et le cadre dans lequel elle doit être conduite. La social-démocratie moderne, celle née après la grande crise de 1929, tout en continuant à critiquer les inégalités et les irrationalités créées par le capitalisme, a admis que sa capacité à assurer la production de richesses et le développement prêtait de moins en moins à discussion. Elle a été en position de force, surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour concevoir un compromis central entre l’idée socialiste et le capitalisme, et obliger celui-ci à l’accepter.
Ce compromis reposait sur l’idée, selon une formule en vogue dans la social-démocratie de l’Europe du Nord, que « le marché est un bon serviteur mais un mauvais maître ». Il a permis, là où il a été à l’oeuvre, de façonner les sociétés les moins inégalitaires et les plus humaines qu’ait connues l’histoire de l’humanité. L’enjeu actuel pour la social-démocratie est de prendre appui sur cette nouvelle crise, qui pourrait être plus grave que la précédente, pour mettre en oeuvre un nouveau compromis avec le capitalisme. Pour y parvenir, deux conditions doivent être réunies.
La première est de ne pas revenir en arrière sur le cheminement idéologique qui, historiquement, est celui de la social-démocratie. Il ne s’agit pas de dire en général qu’il faut « changer de système », ce qui ne veut rien dire dans le monde globalisé d’aujourd’hui, mais d’encadrer le marché, de l’« encastrer » pour reprendre une expression de l’historien Karl Polanyi, car, sinon, il n’y aurait pour alternative réelle que l’économie administrée – étant donné que l’économie sociale, si elle était généralisée, connaîtrait également des formes de concurrence, comme l’ont montré les théoriciens du « marché socialiste ».
Et cette alternative, bien peu de gouvernements à travers le monde la privilégient, compte tenu des échecs passés – et présents. Adopter dans ces conditions une position définie essentiellement par l’anticapitalisme ou l’antimondialisation laisserait la social-démocratie sur le bord de la route sans moyen de maîtriser l’avenir de nos pays et de nos sociétés, et laissant à d’autres le soin de le faire. Il faut donc abandonner un discours idéologique qui n’a strictement aucun effet concret pour un discours, et surtout une action, qui remette réellement la social-démocratie en selle comme force de proposition et de gouvernement, non seulement en France mais dans le monde.
Ce nouveau compromis entre une nécessaire économie de marché et une volonté sociale collective doit imposer une socialisation raisonnable des gains et une régulation suffisante à la fois, pour éviter des pertes telles que l’ensemble des sociétés en soit profondément marqué, comme ce fut le cas il y a quatre-vingts ans et comme, malheureusement, cela risque d’être le cas demain, et pour réduire les inégalités que le capitalisme crée naturellement.
Le coeur de la croyance social-démocrate est la conviction que les sociétés peuvent exercer sur elles-mêmes une certaine maîtrise de leur destin et de leur fonctionnement. Il s’agit donc, aujourd’hui comme lors du premier compromis social-démocrate, de réformer le capitalisme, non d’en prôner la disparition, pour tirer parti des ressources de l’économie de marché dans le sens des besoins humains et de la préservation des équilibres écologiques.
La seconde condition est de refaire du projet politique européen le grand projet social-démocrate, projet que la social-démocratie n’aurait pas dû laisser s’affaiblir au cours des dernières années et que, collectivement, elle a été incapable de porter quand elle en avait les moyens politiques à la fin des années 1990. La véritable protection des Européens ne passera pas par les Etats agissant isolément, comme la situation actuelle le démontre amplement, mais par une puissance politique européenne.
Certes, une meilleure coordination des Etats est nécessaire, nous venons de le voir. Mais la crise a montré aussi que les Etats ont perdu du temps en faisant passer leurs intérêts propres avant ceux de l’Europe elle-même, avant de comprendre qu’il n’y avait d’autre solution qu’européenne puis ensuite mondiale. Quant aux institutions supranationales européennes, si la Banque centrale européenne (BCE), qui jouit d’une certaine autonomie, a su vite réagir, en revanche, la Commission, moins autonome, n’a pas joué le rôle qu’elle aurait dû, étant obligée de laisser les Etats tâtonner avant de se rendre à l’évidence de la nécessité d’une politique européenne.
Qui ne voit, en effet, que l’affaiblissement de la social-démocratie, depuis dix ans, en Europe correspond à la crise de la construction politique européenne. Que la crise du projet européen entraîne la crise de son projet tout court. Il est clair que si le premier compromis social-démocrate ne pouvait se fonder qu’au niveau des Etats-nations, le futur compromis social-démocrate ne peut s’établir qu’au niveau européen et au-delà. Les partis socialistes devraient être capables aux prochaines élections européennes de présenter ensemble un projet unique pour un nouveau compromis social-démocrate européen. C’est l’unique condition de la relance de la social-démocratie européenne. Ce projet doit assumer la tension fondatrice de la social-démocratie, tension entre la puissance publique et le marché, tension qui lui donne son efficacité mais surtout son identité.
Un projet qui n’attend pas tout de l’Etat mais qui assume en dernier recours le rôle de la puissance publique comme assurant la paix civile et la solidarité. Or cette puissance publique doit avoir demain une forte dimension européenne. Si la social-démocratie ne veut pas être l’acteur principal de ce projet, elle déclinera irrésistiblement, car au coeur du projet social-démocrate demeure une aspiration internationaliste dont l’espoir européen est une dimension essentielle.
Face aux dangers des replis nationaux communautaristes et aux tentations autoritaires que la crise va exacerber, la social-démocratie doit rester ferme dans son attitude d’ouverture. Là est son identité véritable, la source de ses succès passés et la promesse de son renouveau.
Alain Bergounioux est historien, secrétaire national aux études du Parti socialiste.
Gérard Grunberg est politologue.
Article paru dans l’édition du 25.10.08.
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