octobre 2009
Archive mensuelle
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Créé par sr07 le 31 oct 2009 | Dans : Articles de fond
Eric Besson a annoncé, le lundi 26 octobre, le lancement d’un grand débat national sur l’identité du même nom. Mobilisant préfets et sous-préfets (ceux-là même qui, depuis deux ans, ont été dotés de marges d’initiatives accrues afin de décliner sur leurs territoires respectifs la politique de reconduite aux frontières impulsée par le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale), le débat devrait solliciter les «forces vives de la nation» autour de la question suivante : «Qu’est-ce qu’être français ?»
Une telle initiative, intervenant à quelques mois avant les élections régionales et quelques jours après l’expulsion de plusieurs migrants vers un pays en guerre, devrait assez logiquement susciter dans l’opinion des réactions variées. Gageons d’ores et déjà que certaines d’entre elles consisteront à tenter de retourner la question contre son initiateur : être français, rappellera-t-on, c’est hériter d’une tradition d’accueil, d’hospitalité et d’ouverture, tradition à l’évidence incompatible avec la politique d’immigration actuellement menée ; c’est se reconnaître dans une citoyenneté définie non par l’origine géographique ou culturelle, mais par la défense et la promotion commune des droits humains partout où ceux-ci sont niés – conception de la citoyenneté inconciliable, tant avec les dérives xénophobes dont a fait régulièrement preuve le précédent ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, qu’avec son action et celle de son successeur. Etre français, arguera-t-on en bref, c’est être en tout point opposé à l’horizon de fermeture, de surveillance, de délation réciproque et de contrainte par corps, d’opportunisme et de xénophobie aujourd’hui symbolisés par l’existence d’un ministère de l’Immigration, et incarné par Eric Besson avec un dévouement dans la duplicité qui ne laisse pas d’impressionner.
Une telle réplique est juste et sensée, et elle a pour elle l’évidence ; mais elle est trop évidente, justement, pour n’être pas prévue dans la question elle-même, question construite pour faire de ce genre d’objections autant de répliques, aux deux sens du terme : au sens où répliquer, c’est répondre, mais aussi répéter, reproduire ou propager cela même qu’on entend combattre. Le piège tient à ce que, posant la question «Qu’est-ce qu’être français ?», le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale n’entend évidemment pas faire l’éloge dans les mois qui viennent d’un nationalisme étroit, fondé sur la communauté de l’ethnie ou du sang (de cela, d’autres se chargeront au fil des débats, ce que la synthèse finale ne manquera pas de cautionner comme «une préoccupation», «une légitime inquiétude des Français face à la mondialisation», etc.)
La parole gouvernementale, subtilement relayée au fil des échanges par de multiples canaux, consistera au contraire à faire constamment valoir l’ouverture, l’égalité des droits et le pacte républicain, le refus des discriminations de races et de sexes comme autant de composantes de l’identité française. A les faire valoir, désarmant l’adversaire, non seulement dans la dimension neutralisée de l’échange d’idées, mais comme autant de motifs d’isoler et d’exclure, autant de raisons pour justifier la reconduite aux frontières. Invoquerez-vous le pacte républicain ? Mais «le pacte républicain suppose le respect des lois». Rappelerez-vous l’hospitalité ? Mais «l’hospitalité suppose d’avoir les moyens d’accueillir dignement».
Dans ce jeu de dupes, surtout, l’ouverture, la tolérance et l’égalité, constitutives de notre identité nationale, seront présentées et utilisées ainsi qu’elles le sont depuis deux ans : comme autant de valeurs fragiles qui exigent une sélection d’autant plus sévère de ceux qui, présents sur notre territoire, pourraient être suspects de ne pas les partager. Déjà, dans le même entretien où il annonce le grand débat national, le ministre Besson réitère son refus de la burqa – pratique certes ultraminoritaire, mais symbolique de la nécessité où nous serions, face à des étrangers si proches à chaque instant de verser dans l’intolérance et l’oppression, de discriminer pour sauvegarder notre sens de l’égalité, et de fermer les frontières de notre identité pour la conserver si ouverte.
C’est pourquoi, à la question «Qu’est-ce qu’être français ?» posée par le ministère de l’Immigration, il ne saurait y avoir dans les mois qui viennent qu’une seule réponse, endurante, ressassée, monotone, obstinée : «Cela ne vous regarde pas». Vous avez perdu le droit de poser cette question au moment même où, liant identité nationale et contrôle de l’immigration, vous avez aménagé le renversement systématique des composantes de la citoyenneté en autant de critères d’exclusion. A cette captation, il ne saurait y avoir de réponse qu’en acte ; libre à vous, lorsque ce temps viendra, d’interpréter la violence de notre refus comme une composante de la «francité».
Créé par sr07 le 30 oct 2009 | Dans : a1-Abc d'une critique de gauche. Le billet de XD
Le vacarme médiatico-politique révêle toute l’ambivalence de la proposition du ministre Besson de débattre de l’identité nationale. Belle occasion d’exacerber les clivages pour mieux paraître comme le seul point d’équilibre. Dans cet exercice périlleux on saisit vite la capacité idéologique de la droite qui brouille les repères et oublie de s’interroger sur la traduction concrète du pacte républicain dans la France inégalitaire d’aujourd’hui.
Besson, ce dignitaire sarkoziste dont on connaît de triste mémoire tous les retournements au service de la seule ambition politique, ne me fera pas croire qu’une telle annonce, à quelques mois d’échéances électorales, vise à vivifier le vouloir vivre ensemble, plébiscite de chaque jour de la nation républicaine.
Dans la conjoncture d’une politique brutale et sans nuances mais non sans subtilités sémantiques – la « jungle » menaçante de la cohorte des sans-papiers qui foulent le sol de notre terre-patrie -, le gouvernement se gardera bien, sans doute, de revenir sur les fondements juridiques de la nationalité française et du droit du sol. Il pourrait pourtant tirer grand profit d’un débat pipé d’avance en concédant quelque marques d’attention à l’égard de considérations d’essence sécuritaire et xénophobe, histoire de légitimer tous les excès d’une politique à la seule finalité électoraliste.
Et même si le gouvernement retrouvait une posture plus digne, nous ne tomberions pas dans le piège d’une approbation de beaux principes démentis par les faits. Pas plus que dans celui qui nous conduirait à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Dans la diversité de ses terroirs, la fécondité de sa vie culturelle et artistique, l’histoire de son peuplement, sa position géographique, son économie et ses relations internationales, l’identité de la nation française est d’abord républicaine. Une identité fragilisée par un discours régressif au service d’une politique prétendument réformatrice mais en fait profondément réactionnaire.
X D
Lire aussi dans le blog citoyen, socialiste et républicain : Vous avez dit ” identité nationale” ?
Créé par sr07 le 30 oct 2009 | Dans : Articles de fond
Eric Besson a annoncé, le lundi 26 octobre, le lancement d’un grand débat national sur l’identité du même nom. Mobilisant préfets et sous-préfets (ceux-là même qui, depuis deux ans, ont été dotés de marges d’initiatives accrues afin de décliner sur leurs territoires respectifs la politique de reconduite aux frontières impulsée par le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale), le débat devrait solliciter les «forces vives de la nation» autour de la question suivante : «Qu’est-ce qu’être français ?»
Une telle initiative, intervenant à quelques mois avant les élections régionales et quelques jours après l’expulsion de plusieurs migrants vers un pays en guerre, devrait assez logiquement susciter dans l’opinion des réactions variées. Gageons d’ores et déjà que certaines d’entre elles consisteront à tenter de retourner la question contre son initiateur : être français, rappellera-t-on, c’est hériter d’une tradition d’accueil, d’hospitalité et d’ouverture, tradition à l’évidence incompatible avec la politique d’immigration actuellement menée ; c’est se reconnaître dans une citoyenneté définie non par l’origine géographique ou culturelle, mais par la défense et la promotion commune des droits humains partout où ceux-ci sont niés – conception de la citoyenneté inconciliable, tant avec les dérives xénophobes dont a fait régulièrement preuve le précédent ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, qu’avec son action et celle de son successeur. Etre français, arguera-t-on en bref, c’est être en tout point opposé à l’horizon de fermeture, de surveillance, de délation réciproque et de contrainte par corps, d’opportunisme et de xénophobie aujourd’hui symbolisés par l’existence d’un ministère de l’Immigration, et incarné par Eric Besson avec un dévouement dans la duplicité qui ne laisse pas d’impressionner.
Une telle réplique est juste et sensée, et elle a pour elle l’évidence ; mais elle est trop évidente, justement, pour n’être pas prévue dans la question elle-même, question construite pour faire de ce genre d’objections autant de répliques, aux deux sens du terme : au sens où répliquer, c’est répondre, mais aussi répéter, reproduire ou propager cela même qu’on entend combattre. Le piège tient à ce que, posant la question «Qu’est-ce qu’être français ?», le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale n’entend évidemment pas faire l’éloge dans les mois qui viennent d’un nationalisme étroit, fondé sur la communauté de l’ethnie ou du sang (de cela, d’autres se chargeront au fil des débats, ce que la synthèse finale ne manquera pas de cautionner comme «une préoccupation», «une légitime inquiétude des Français face à la mondialisation», etc.)
La parole gouvernementale, subtilement relayée au fil des échanges par de multiples canaux, consistera au contraire à faire constamment valoir l’ouverture, l’égalité des droits et le pacte républicain, le refus des discriminations de races et de sexes comme autant de composantes de l’identité française. A les faire valoir, désarmant l’adversaire, non seulement dans la dimension neutralisée de l’échange d’idées, mais comme autant de motifs d’isoler et d’exclure, autant de raisons pour justifier la reconduite aux frontières. Invoquerez-vous le pacte républicain ? Mais «le pacte républicain suppose le respect des lois». Rappelerez-vous l’hospitalité ? Mais «l’hospitalité suppose d’avoir les moyens d’accueillir dignement».
Dans ce jeu de dupes, surtout, l’ouverture, la tolérance et l’égalité, constitutives de notre identité nationale, seront présentées et utilisées ainsi qu’elles le sont depuis deux ans : comme autant de valeurs fragiles qui exigent une sélection d’autant plus sévère de ceux qui, présents sur notre territoire, pourraient être suspects de ne pas les partager. Déjà, dans le même entretien où il annonce le grand débat national, le ministre Besson réitère son refus de la burqa – pratique certes ultraminoritaire, mais symbolique de la nécessité où nous serions, face à des étrangers si proches à chaque instant de verser dans l’intolérance et l’oppression, de discriminer pour sauvegarder notre sens de l’égalité, et de fermer les frontières de notre identité pour la conserver si ouverte.
C’est pourquoi, à la question «Qu’est-ce qu’être français ?» posée par le ministère de l’Immigration, il ne saurait y avoir dans les mois qui viennent qu’une seule réponse, endurante, ressassée, monotone, obstinée : «Cela ne vous regarde pas». Vous avez perdu le droit de poser cette question au moment même où, liant identité nationale et contrôle de l’immigration, vous avez aménagé le renversement systématique des composantes de la citoyenneté en autant de critères d’exclusion. A cette captation, il ne saurait y avoir de réponse qu’en acte ; libre à vous, lorsque ce temps viendra, d’interpréter la violence de notre refus comme une composante de la «francité».
Créé par sr07 le 30 oct 2009 | Dans : Santé-social-logement
C’est un médecin syndicaliste, combatif, souvent critiqué pour son égocentrisme. Il n’empêche, Patrick Pelloux avait, avec courage, le premier évoqué la canicule de l’été 2003. «Personne ne me croyait», martèle celui qui s’est démené pour une plus forte mobilisation. Aujourd’hui, Patrick Pelloux s’emballe dans le Parisien à propos de la vaccination contre la grippe A : «Je ne vois pas l’intérêt scientifique de ce vaccin. Dans cette histoire, la science semble être aux ordres du politique. Le gouvernement aurait mieux fait de donner les milliards dépensés aux hôpitaux. Si je tombe malade, je resterai chez moi, je n’ai donc pas peur de contaminer les patients.»
C’est un cancérologue, chef de service, qui a été président de l’Institut national du cancer, avant de le quitter brutalement. Il n’empêche, David Khayat a été tonique, bravant les conformismes ambiants. Et voilà qu’il déclare, lui aussi au Parisien : «Non, je ne me ferai pas vacciner, et n’obligerai personne dans mon service… J’attends les arguments scientifiques qui justifieraient une telle vaccination de masse. Quant à mes patients, ils ne le feront pas non plus, cela ne sert à rien. Enfin, lorsque je suis malade, quelque que soit ma pathologie, je reste chez moi afin de ne pas contaminer mes patients.» Face à ces deux réactions, il serait facile d’ironiser, de noter que lors de la canicule de 2003, le docteur Pelloux avait eu bien raison de s’engager sans attendre la «certitude scientifique» d’une forte augmentation de décès. Il serait facile aussi de noter que le professeur david Khayat, très au fait des politiques de prévention, sait l’importance de diffuser des messages nuancés. Mais prenons les prises de positions de ces deux «médecins responsables» pour ce qu’elles sont : des symptômes forts. Tous les deux surfent, en effet, sur la vague de plus en plus massive d’un malaise autour de ce vaccin. Un dernier sondage, paru ce week-end, indiquerait même que près de 80 % des Français sont opposés à cette vaccination.
Chacun est évidemment libre de se faire vacciner, et les médecins, comme tout le monde, ont le droit de ne pas se faire vacciner. Mais pourquoi diable nos deux éminents médecins n’ont-ils pas regardé «platement» ce dossier ? Pourquoi n’ont-ils pas tout simplement rappelé que le vaccin contre la grippe A n’a rien d’inédit, qu’il est banal, conçu comme tous les vaccins grippaux. Et qu’aujourd’hui la nécessité sanitaire est celle de mettre en place une bonne surveillance pour noter au plus vite d’éventuels effets secondaires inédits du dit vaccin.
Créé par sr07 le 28 oct 2009 | Dans : Santé-social-logement
France 3 diffuse la Mise à mort du travail un documentaire sur les origines de la souffrance physique et psychique dans le monde professionnel. Méthodes de management, productivité et financiarisation sont sur le banc des accusés. Entretien avec le réalisateur, Jean-Robert Viallet.
Vous avez engagé ce travail voici trois ans, à une époque où on parlait moins qu’aujourd’hui de la souffrance au travail. Quelles étaient vos motivations, que recherchiez-vous ?
Jean-Robert Viallet. C’est une idée du producteur, Christophe Nick, qui, depuis quelques années avec les Chroniques de la violence ordinaire, travaillait sur le principe du long format pour observer « les grandes fractures contemporaines de la société », comme la violence au sein de la famille, des quartiers, de l’école… Au début, nous avions carte blanche. C’était peu avant la vague de suicides chez Renault. Les chercheurs parlaient déjà de la violence au travail. Notre principe, c’était l’immersion de très longue durée. Pour faire des films de l’intérieur. Alice Odiot a commencé à travailler pendant huit mois toute seule, pour contacter des entreprises. Nous voulions trouver des boîtes normales et anodines, pas des boîtes où il y avait des « affaires », et des entreprises mondialisées. Il s’agissait d’ouvrir les portes d’entreprises, de s’y immerger longuement pour constater ce qui se passe sur le fond. On a commencé sans rechercher particulièrement la souffrance ou les conditions de travail. En se demandant : « Ça veut dire quoi d’aller bosser dans une boîte standardisée ? »
Les documentaristes disent qu’il est très difficile de pénétrer le monde de l’entreprise. Comment avez-vous été accueilli, comment avez-vous réussi à y entrer ?
Jean-Robert Viallet. Nous avons été relativement bien acceptés à Carglass. L’entreprise venait de recevoir le « prix des bonnes pratiques sociales » 2006 par un magazine. Ils étaient assez sûrs que leur politique envers les salariés, fiers et heureux, fonctionnait bien. Mais beaucoup nous ont baladés avec leur service de communication. Nous avons tourné dans une dizaine d’entreprises mais nous n’en avons sélectionné que deux. Il a fallu près d’un an avant de commencer à tourner. Un an pendant lequel nous nous sommes aussi documentés et nous avons alimenté notre réflexion. C’est ce que permettent le travail de producteur de Christophe Nick et le service public.
Alors, qu’est-ce qui vous a sauté aux yeux ?
Jean-Robert Viallet. Plusieurs choses. Le premier film traite de la souffrance, des conflits, du droit du travail. Ce n’était pas le film le plus difficile à faire. Il faut du temps pour arriver à une certaine intimité avec les gens que l’on filme, mais ce n’est pas le plus compliqué. Mais nous avons voulu montrer tout ce qui ne se voit pas dans une entreprise, quand on assiste à une réunion… On a l’impression que tout est lisse, qu’il ne se passe rien. Qu’on nous demande de filmer un champ d’endives en plein hiver. Une usine, tout de suite c’est fort. Mais dans le milieu du service, on filme des réunions à rallonge, des « machins » auxquels on ne comprend rien. C’est quand on a commencé à avoir une relation rapprochée avec les directions, leur discours dominant, et qu’on a ressenti les paradoxes avec ce qui se passait sur le terrain, sur le quotidien des employés, qu’on a commencé à comprendre qu’il y a des ambiguïtés dans tous les messages qu’on veut nous faire passer. Et là, on s’est dit qu’il fallait analyser ces paradoxes.
De quels paradoxes en particulier parlez-vous ?
Jean-Robert Viallet. Prenons la question de la prime. Que la prime soit ajoutée au salaire et que ça ne compte pas pour la retraite, c’est une chose connue. Déplorable mais connue. Les syndicats se battent sur cette question. Mais en filmant, et avec l’aide de chercheurs qui travaillent depuis des années sur ces questions, nous avons compris que la prime par équipe, sous prétexte de souder le collectif, avait un tout autre objectif. Mettre au contraire chacun en compétition, en faire le surveillant du collègue de travail. En décryptant ces méthodes de management, on comprend les raisons de l’augmentation du stress, la détresse qu’on a rencontrée dans les cabinets de consultation sur la souffrance au travail, les conflits dans les tribunaux de prud’hommes. On comprend l’étau dans lequel sont pris les salariés de ces entreprises.
Est-ce que ça signifie pour vous que l’objectif essentiel de cette organisation du travail est de tuer le collectif ?
Jean-Robert Viallet. Tout, dans les organisations du travail en Occident, est fait pour créer de l’individualisme. Ce qu’on apprend aujourd’hui dans les écoles de management, les écoles de commerce, c’est de créer de la solitude. Et ce qui est plus fort, et qu’on montre dans les films, c’est qu’on crée de la solitude en disant l’inverse, en disant qu’on crée de l’esprit d’équipe. Nos films ne disent pas : « Regardez comme les entreprises paient mal ! » Carglass propose du CDI, embauche, on ne peut pas l’attaquer là-dessus. Mais elle crée de la solitude. On se croit en équipe, mais la solitude arrive par les entretiens individuels annuels, la gestion par objectifs du poste de chacun. Et cette solitude crée la peur au quotidien. On sent qu’il n’y a pas l’équipe derrière. C’est l’idéologie managériale d’aujourd’hui, et c’est raccord avec l’individualisme qui règne dans la société. C’est aussi très rentable de transformer le salarié en surveillant du travail de l’autre, de transformer les clients en contremaîtres à travers les enquêtes de satisfaction.
Pourquoi les salariés ont-ils du mal à lutter contre cette individualisation ?
Jean-Robert Viallet. Les directions créent un collectif artificiel pour éviter surtout le collectif de lutte, le collectif de classe. On fait la fête ensemble, on va boire ensemble, c’est toute une mise en scène : élections de la salariée la plus grincheuse, la plus sexy, la plus aimable. On crée un collectif qui n’est pas dangereux.
Vous parlez aussi de dépersonnalisation, d’aliénation. Comment ça se traduit ?
Jean-Robert Viallet. Au « call center », par exemple, les standardistes, qu’on appelle les « chargés d’assistance », doivent suivre les prescriptions. Sourire au téléphone parce que ça s’entend, suivre un script écrit par la direction pour que « le client soit capturé en huit minutes ». Il ne faut donc surtout pas entrer dans un dialogue d’être humain à être humain au téléphone. On a tous subi ça, même quand il s’agit de rapports avec une entreprise comme EDF… Quand on dit pendant huit heures par jour au téléphone : « Carglass et moi-même nous vous remercions », on s’oublie soi-même. Ensuite, il y a le service d’écoutes qui ne vous sanctionnera pas, mais qui va vous dire : « Tu n’as pas suivi exactement le script. » On perd le peu d’intérêt qu’offre ce métier de standardiste : le rapport à l’autre.
C’est donc la notion de satisfaction du client qui se substitue à l’objectif réel de l’entreprise ?
Jean-Robert Viallet. Oui et la démonstration dans le film dont on est le plus fiers, c’est l’habile substitution générale, dans les entreprises de services, de la notion de profit par celle du client-roi. L’objectif ne serait plus le profit mais la satisfaction du client. Il faudrait croire ça ! Et quel salarié peut s’opposer à cela puisqu’il est lui aussi consommateur et client ? Ce serait se nier lui-même. C’est tout cela qui fait que tous les indicateurs du stress sont au rouge : la consommation d’alcool monte en flèche, tout comme celle des psychotropes et le nombre des suicides augmente… Le salarié est encore plus aliéné qu’avant. On est dans une sorte de soumission librement consentie.
Pour quelle raison faites-vous intervenir des chercheurs comme Christophe Dejours, Marie Pezé, Frédéric Lordon, Marie-Anne Dujarier ?
Jean-Robert Viallet. Il y a la séquence, par exemple, où un consultant passe au crible les « bonnes pratiques » d’un salarié. Les experts nous ont aidés à décrypter cela. En fait, le consultant va extorquer ce que le salarié a mis vingt ou trente ans à élaborer, et le donner à tout le monde. Puis les « bonnes pratiques » extorquées, on en fait un standard. Comme si, après avoir décortiqué comment Usain Bolt court, se nourrit et s’entraîne, on décidait que tout le monde est capable de courir comme Usain Bolt.
Vous avez rencontré la souffrance, la soumission, la révolte individuelle, mais avez-vous rencontré des aspirations à travailler autrement ?
Jean-Robert Viallet. Mais bien sûr, le travail s’est toujours accompagné de l’aliénation, mais aussi du dépassement de soi, de la réalisation de soi. C’est par exemple par le travail que les femmes commencent à se défaire de la domination des hommes dans la société. Tout être humain a envie de s’épanouir au travail. Tout être humain a envie de faire du bon boulot. Or, on ne lui demande pas de faire du bon travail, mais de faire du chiffre. Et en dégradant le travail, on détruit son essence même, on empêche le salarié de se réaliser, d’être fier de lui. Elle est là, la crise du travail, dans la disparition de ce qui fait l’intérêt du travail. Et c’est la disparition du vivre-ensemble, du collectif, l’impossibilité de se retrouver dans des identités, des métiers.
Entretien réalisé par Caroline Constant et Olivier Mayer pur l’Huma, octobre 2009