mars 2012

Archive mensuelle

La crise profite-t-elle à la gauche ?

Créé par le 28 mar 2012 | Dans : Non classé

Par BRUNO AMABLE professeur de sciences économiques à l’université Paris-I Panthéon- Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France.

Quelques années après la faillite de Lehman Brothers et quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle, on peut se demander si la crise a eu un quelconque effet sur la fortune électorale des partis de centre gauche. La première réaction serait sans doute de penser que la crise aurait dû avantager les partis de gauche puisque c’était celle d’un modèle de capitalisme déréglementé dont les partis de droite avaient en principe été les plus grands défenseurs.

Pourtant, le paysage politique européen raconte une tout autre histoire. Entre 2007 et 2011, la gauche a été défaite dans les élections au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, au Portugal et en Espagne. Elle n’a gagné qu’au Danemark, ce qui fait qu’aujourd’hui les gouvernements conservateurs gouvernent en Europe de façon encore plus écrasante qu’ils ne le faisaient avant la crise. Cette situation a l’apparence d’un paradoxe puisque les électeurs semblent conforter une ligne politique qui défend un modèle économique en crise.

Une telle situation n’est pas sans précédent. Comme le montre Johannes Lindvall de l’université de Lund en Suède, au cours des deux à trois années après la crise de 1929, les partis de gauche ont connu un déclin relatif avant de voir leurs scores électoraux remonter. Ce fut le cas en Australie, en Irlande ou au Royaume-Uni. Ce n’est qu’à partir de 1932 que les partis de centre gauche ont connu des succès électoraux, avec la victoire des démocrates emmenés par Roosevelt aux Etats-Unis. D’une certaine manière, l’évolution des électorats semble la même d’une crise à l’autre. Le premier choc profiterait à la droite, la persistance de la crise serait plus favorable à la gauche.

La question de savoir pourquoi les partis de droite semblent initialement profiter de la crise se pose toutefois. On pourrait penser qu’une crise est défavorable aux sortants quelle que soit leur couleur politique. Les électeurs font porter la responsabilité des difficultés économiques au gouvernement en place et privilégient l’alternance. Pourtant, il semble bien que cette règle se soit appliquée plus durement aux gouvernements de centre gauche qu’aux gouvernements de droite sans qu’on puisse vraiment expliquer pourquoi.

Une autre possibilité serait que la crise pousse les électeurs à droite parce que les difficultés économiques les rendraient moins généreux à l’égard des pauvres ou bien plus exigeants à l’égard des chômeurs. Mais Lucy Barnes, de l’université d’Oxford, et Timothy Hicks, du Trinity College de Dublin, ont récemment montré en étudiant des données d’enquête du Royaume-Uni que le sentiment des électeurs avait plutôt évolué en faveur de politiques économiques de gauche entre 2005 et 2010. Interrogés sur le choix entre une baisse des impôts s’accompagnant de réductions des dépenses publiques de santé et une hausse des impôts afin d’augmenter ces mêmes dépenses, les électeurs britanniques étaient significativement plus favorables à la deuxième option en 2005 qu’en 2010. Ce ne serait donc pas principalement parce que les électeurs se sont droitisés que les conservateurs ont gagné face aux travaillistes. Ce serait plutôt parce que ces derniers ont été perçus comme incompétents pour faire face à la crise.

Si le facteur compétence est un déterminant important du résultat électoral, la persistance de la crise devrait in fine être défavorable aux gouvernements sortants. Comme les gouvernements étaient déjà majoritairement à droite en Europe avant le déclenchement de la crise, cela laisserait entrevoir la possibilité d’un changement conséquent de couleur politique à mesure que la crise dure et que les élections arrivent.

Mais pour que les électeurs votent en faveur de la gauche plutôt que pour la droite, il faudrait aussi que la première dispose d’un projet alternatif à celui de la dernière. Pour que la gauche profite électoralement de la crise, il faudrait d’une part qu’une majorité d’électeurs soit convaincue que la crise est une crise du capitalisme et qu’elle implique des changements de politique économique au moins aussi importants que ceux qui eurent lieu après la grande crise des années 30 et que, d’autre part, il existe des partis de gauche qui proposent les changements en question. Si le choix est entre une politique d’austérité et une autre politique d’austérité, il n’est pas certain que les électeurs puissent décider laquelle des deux est la moins mauvaise ou même qu’ils aient envie d’aller voter.

Article paru dans Libé du 28/03/2012

« Le manuscrit de Jean Jaurès doit devenir un patrimoine national »

Créé par le 27 mar 2012 | Dans : Non classé

 

 

L’opération commerciale a fait flop. Le manuscrit rare de Jean Jaurès proposé à la vente aux enchères entre 150.000 et 200.000 euros par son propriétaire, vendredi dernier, n’a pas trouvé preneur. Pour Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité et député au Parlement européen, le combat se poursuit donc pour que ce texte historique de 121 pages, discours prononcé par le fondateur de l’Humanité, en 1908 à Toulouse, au congrès de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) , soit préempté par l’Etat ou les collectivités publics afin qu’il entre dans le domaine public.

« Le manuscrit de Jean Jaurès mis en vente aux enchères dimanche 25 mars 2012 à Montastruc (Tarn-et-Garonne) n’a pas trouvé acquéreur. Ce texte original manuscrit de la motion du Tarn adoptée lors du congrès de Toulouse de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) en 1908, est un document d’une grande portée historique puisqu’il a décidé une grande partie de la vie politique française.

J’avais alerté sur ce sujet il y a plusieurs jours. J’ai regretté qu’un tel document soit l’objet d’une spéculation et j’ai demandé que l’Etat fasse le nécessaire pour que ce manuscrit ne soit pas l’objet d’une offre spéculative sur le marché des collectionneurs privés.

« Cette pièce appartient au patrimoine national »

Je réitère aujourd’hui ma demande. Cette pièce de l’histoire française appartient au patrimoine national et doit rejoindre un lieu public d’étude historique, d’exposition et ou de conservation.

L’opération commerciale, qui visait à spéculer sur la valeur de ce document  a échoué. Il était mis en vente entre 150 000 et 200 000 euros, et faisait donc l’objet d’une folle surenchère commerciale. Une telle somme correspond à l’équivalent d’une année de fonctionnement d’un service de conservation ou encore au budget total alloué par l’Etat pour l’achat de tels documents.

Une table ronde, Etat et les collectivités locales, pourrait faire une proposition raisonnable, afin que ce document intègre le domaine public. Ce texte ne doit pas être placé dans l’ombre d’un coffre-fort. Au contraire, il doit servir à nos concitoyens, aux jeunes générations pour le beau message républicain et d’émancipation humaine qu’il porte.

http://www.humanite.fr/

Non, l’euro n’est pas sauvé !

Créé par le 25 mar 2012 | Dans : Articles de fond, Economie

 Par Gérard Lafay, professeur émérite à l’université Panthéon-Assas, Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, Philippe Villin, ex-directeur du Figaro

 
A la fin de 2011, la crise de l’euro s’accentuait au point que certains prévoyaient qu’il ne passerait pas Noël. Pour éviter un éclatement désordonné, nous avons nous-mêmes préconisé, avec une douzaine d’autres économistes, de procéder à un démontage concerté. Or, depuis le début de l’année 2012, la crise aigüe de l’euro semble s’apaiser. Mais l’euro n’est pas pour autant sauvé.
 

LES FACTEURS DE STABILISATION

Deux éléments nouveaux sont intervenus. En premier lieu, l’avènement de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne (BCE), à la place de Jean-Claude Trichet, s’est traduit par un brusque changement de stratégie. Alors que les statuts de la BCE, découlant du traité de Maastricht, lui interdisaient le financement des dettes publiques des Etats de la zone euro, une voie latérale juridiquement et politiquement douteuse a été trouvée : les financer indirectement en passant par l’intermédiaire des banques commerciales. C’est un pas de plus vers le fédéralisme furtif, sans vote des citoyens. Les banques italiennes et espagnoles ont dû se prêter au jeu et avaler les émissions de dettes souveraines de leurs Etats respectifs. En principe, les autorités allemandes, gardiennes de l’orthodoxie, auraient dû s’y opposer. Or elles y ont consenti en échange du second facteur de stabilisation, celui du renforcement de l’austérité budgétaire qui va être scellé dans un nouveau traité.

Vu par la chancelière allemande, l’approfondissement de l’union politique n’aborde pas de front la question de l’Europe fédérale : il consiste seulement à créer une Europe sans autre perspective que la rigueur, une sorte d’Europe à la trique, où les pays qui ne seraient pas vertueux seraient mis sous tutelle. Angela Merkel prend ainsi le risque immense et insensé de ressusciter la germanophobie. On l’a vu à l’œuvre avec le cas de la Grèce, qui n’a pu éviter temporairement un défaut, assorti d’une probable sortie de l’euro, qu’en échange d’une rigueur drastique et d’un abandon de sa souveraineté. La haine de l’Allemand pourrait bien devenir une maladie contagieuse.

Pour les classes dirigeantes des autres pays, soumises à l’arrogance de la chancelière, pas question de sortir l’Europe de la stratégie de déflation due à un euro trop cher et à des politiques partout restrictives. Encore plus de Maastricht pour le seul profit à court terme des exportations et des retraités allemands ! C’est le prix que nous payons pour une monnaie unique sans mécanismes de transferts.

UN RÉPIT TEMPORAIRE

Ces facteurs actuels de stabilisation ne sont pourtant susceptibles d’offrir à l’euro qu’un répit illusoire de quelques mois. En effet, la zone primaire de l’euro ne constituait pas ce que l’on appelle une « zone monétaire optimale ». La richesse s’aimante aux régions les plus compétitives tandis que les régions faibles sont progressivement ruinées ; leurs habitants devront migrer vers ces régions riches, et en contrepartie il faudrait d’importants transferts pour la survie des autres régions. Maastricht a ruiné l’Europe du Sud et affaibli la France et l’Italie !

Nous pensons qu’on ne peut faire fonctionner une zone monétaire unifiée sans la doter d’un pouvoir politique central, levant l’impôt et organisant les transferts importants qui sont indispensables entre régions riches et régions pauvres (et ce même si nous étions et demeurons hostiles à un tel projet fédéral).

Ce projet fédéral eut-il été mis en place, on aurait au moins pu organiser un rééquilibrage. Mais les dés étaient pipés dès le traité de Maastricht ! Les Allemands n’avaient accepté l’union monétaire qu’en interdisant l’union de transferts. Pire encore, ce traité fixait à la BCE un seul objectif : la stabilité monétaire, et non, comme pour la Réserve fédérale, un équilibre entre la recherche de la croissance et la lutte contre l’inflation. Vingt ans après, le résultat est un euro trop cher qui a rendu anémique la croissance économique dans l’ensemble de la zone ; les produits de l’Europe du Nord ont envahi celles du Sud et du Centre, et la crise budgétaire hors région Nord est largement la conséquence de la perte de compétitivité, qui a ruiné leurs économies.

Aujourd’hui, même si les eurolâtres reconnaissent enfin le non-fonctionnement de l’euro, ils refusent de voir la réalité, continuant à nier qu’il existe un énorme problème de compétitivité intra-européenne. L’Europe du Sud, en commençant par la Grèce, mais aussi le Portugal, l’Espagne, et même l’Italie et la France, a vu sa compétitivité se dégrader à l’intérieur de l’Europe. Le cas de l’industrie automobile française qui court à sa perte, faute de dévaluation, face à la compétitivité allemande est éloquent. Or, le seul ajustement proposé est la déflation, donc le chômage, qui dépasse désormais les 23 % en Espagne et 21 % en Grèce, alors que seules des dévaluations différentes pour chaque pays pourraient régler le problème par reprise de la croissance.

L’ACHARNEMENT THÉRAPEUTIQUE

La mort de l’euro était inscrite dans ses structures ; elle l’est désormais dans les politiques menées. Si la chancelière allemande voulait sérieusement sauver l’euro, il serait nécessaire qu’elle demande à son peuple son accord pour une Europe des transferts. Nous savons d’avance que la réponse à cette question serait négative, notamment en raison des centaines de milliards d’euros à transférer de manière récurrente… La politique de déflation que l’on nous propose va aggraver la crise et la rendre encore plus cruelle. Les terribles mesures de déflation que l’on impose provoquent partout – en Grèce, au Portugal, en Espagne mais aussi en Italie, en Belgique et bientôt en France – une forte contraction du PIB. Cette dernière va mécaniquement engendrer une contraction encore plus forte des recettes fiscales. Le déficit budgétaire que l’on avait cru résoudre en coupant les dépenses va réapparaître par la disparition des recettes.

Il n’y a donc pas moyen de sauver l’euro. Il faut par conséquent abréger « l’euragonie » en interrompant le processus actuel, soit par un démontage volontaire et décidé en commun, soit par un processus imprévisible de sorties individuelles. Telle est le choix qui nous est offert. Chacun doit reprendre sa monnaie avant qu’un effondrement de l’ensemble des économies n’emporte tout. C’est le seul moyen de retrouver la compétitivité et la croissance économique, et donc de rétablir l’équilibre budgétaire dans les différents pays de la zone euro.

Dans ce contexte, la France doit résister à la funeste tentation technocratique de nous faire rejoindre un « MarkEuro » encore plus cher que l’ « EuroTrichet », ce qui aurait le double effet d’achever de nous ruiner très rapidement et de faire de nous la plus pauvre des provinces allemandes, ayant qui plus est perdu tout pouvoir de décision.

Article paru dans Le Monde du 19.03.2012


Gérard Lafay, professeur émérite à l’université Panthéon-Assas, Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, Philippe Villin, ex-directeur du Figaro,

Philippe Villin est aussi président de PH. Villin Conseil.

Les vertus insoupçonnées de l’obligation scolaire à 18 ans

Créé par le 25 mar 2012 | Dans : AGAUREPS-Prométhée, Articles de fond, Education

 Par Francis Daspe, président de la Commission nationale Education du Parti de Gauche

L’allongement de l’obligation scolaire jusqu’à 18 ans constitue une des mesures phare du programme du Front de gauche. Simple mesure d’ajustement d’ordre technique à l’instar des allongements précédents octroyés en 1936 par Jean Zay sous le Front populaire et par l’ordonnance Berthoin de 1959 qui avaient fait passer l’âge de la fin de la scolarité obligatoire à 14 puis à 16 ans ? Ou, au contraire, étape véritablement décisive génératrice d’un saut qualitatif à même de dessiner les contours d’un projet de société plus global pour l’institution scolaire que l’on pourrait comparer à la loi Ferry du 28 mars 1882 rendant l’instruction obligatoire de 6 à 13 ans ? Tout en se défiant de sombrer dans l’emphase et de verser dans les comparaisons anachroniques, il est cependant possible d’affirmer qu’une telle disposition relève de la seconde catégorie.

La mesure recèle des vertus insoupçonnées. Elles vont en effet bien au-delà des arguments les plus consensuels rituellement avancés par un nombre croissant d’acteurs du système éducatif. Au premier rang de ceux-ci, se trouve la nécessité de relever les défis lancés par les réalités d’un monde de plus en plus complexe, aussi bien en terme de formation du citoyen que d’insertion dans le monde du travail. L’acquisition de ces connaissances exige un temps supérieur à celui octroyé à l’heure actuelle. L’idée d’étaler sur deux années supplémentaires le cursus scolaire devient un préalable pour que chacun puisse se familiariser avec des savoirs indispensables. C’est une condition sine qua non pour procéder à l’élévation du niveau général. Disons-le tout net, cette ambition se situe aux antipodes du socle commun de compétences minimaliste et utilitariste qui ne répond nullement aux besoins. La scolarité obligatoire portée à 18 ans est au contraire ce ciment qui ouvre la perspective aux techniques et aux savoirs émancipateurs.

La pertinence de cette analyse n’empêche pas pour autant que d’autres raisons soient à nos yeux encore plus déterminantes. Il convient par exemple de rassurer et d’emporter l’adhésion des praticiens de terrain, notamment ceux du collège, qui ressentent parfois comme une gageure d’amener des élèves en décrochage scolaire jusqu’à 16 ans. La mesure aura précisément pour le collège unique un impact bénéfique. Elle possède un double avantage : désenclaver le temps de scolarité passé au collège et dédramatiser l’orientation. Les choix d’orientation seront de la sorte inclus au sein des parcours scolaires, et non plus situés en fin de scolarité obligatoire. Un souffle oxygénant sera ainsi apporté au collège unique en l’inscrivant au cœur de la scolarité obligatoire et non plus comme un terminus anxiogène à un âge où il est parfois prématuré de devoir faire des choix engageant aussi lourdement sa future vie d’adulte.

Une autre vertu résiderait dans le processus de démarchandisation de la sphère éducative qui s’en trouverait de facto favorisé. L’obligation ne peut en effet rimer qu’avec gratuité, même si malheureusement l’équation souffre de trop d’entorses qui malmènent notre conscience républicaine. Nous savons tous que la scolarité post-collège, échappant à l’obligation, correspond à des dépenses difficiles à supporter pour de nombreuses familles. C’est là que commencent les spécialisations : pour les libéraux, toute spécialisation est à considérer comme un investissement personnel devant être financé par les familles, et non pas pris en charge par la collectivité. Cette logique, individualiste et marchande, que la volonté d’instaurer un chèque éducation pousse à son paroxysme, doit être contrecarrée : l’allongement de la scolarité obligatoire y contribuera.

C’est bien à un saut qualitatif que nous convie l’allongement de la scolarité obligatoire à 18 ans, pour peu que l’on sache en faire bon usage. Car ce qui est en jeu en définitive, c’est la démocratisation de notre système éducatif, tant de fois annoncée mais jamais réalisée. Il s’agit d’un levier, certes pas suffisant, mais absolument indispensable pour y parvenir. L’école de l’égalité et de l’émancipation ne se conçoit décidément pas au rabais.

Francis Daspe est aussi secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée (Association pour la gauche républicaine et sociale – Prométhée).

Francis Daspe, président de la Commission nationale Education du Parti de Gauche

Tribune parue dans Le Monde du 20.03.2012

L’inquiétant oubli du monde

Créé par le 17 mar 2012 | Dans : Articles de fond, Battre campagne, Une autre mondialisation

 Par Régis Debray, écrivain et philosophe

Agis en ton lieu, pense avec le monde », conseillait l’écrivain Edouard Glissant. Agis pour l’emploi et le pouvoir d’achat, n’oublie pas l’arène planétaire. Que le ring électoral fasse si peu cas du grand large laisse pantois. Voir, à gauche, la bourrée auvergnate remplacer L’Internationale donne à penser que la jeune garde montante ne voit rien à redire, sur le fond, à la politique étrangère du sortant.

Atlantisme, européisme, ethnicisme et urgentisme caractérisent la diplomatie de nos défuntes années, d’une désastreuse banalité. Elle semble se fondre dans l’air du temps au point d’inhiber le vieux devoir d’examen au pays même de l’esprit critique.

L’alignement sur les Etats-Unis Nous voilà donc phagocytés, via la pleine réintégration dans l’OTAN, par une Sainte-Alliance qui n’a plus d’atlantique que le nom. Son actionnaire majoritaire, seul décideur en dernière instance, tend à se substituer aux Nations unies qu’il instrumentalise ou bien marginalise en tant que de besoin.

L’abandon symbolique de notre singularité de pensée et de stratégie avait un alibi : faciliter la construction du « pilier européen de l’Alliance ». Vaste blague. Les Européens n’en veulent pas (l’Est moins que quiconque), et les Etats-Unis non plus.

Amor fati (l’amour du destin) ? Certes, « interopérabilité » oblige, et tralalas aidant, le brain-wash des Etats majors est chose acquise et, entre la DGSE et la CIA, plus une feuille de cigarette. L’imprégnation coloniale des réflexes est telle que plus personne ne s’étonne de voir Nicolas Sarkozy mettre la main sur le coeur pour écouter La Marseillaise et Alain Juppé s’exprimer en anglais à l’ONU. Soit.

Mais, quand on se résigne à un rôle de supplétif, la glissade le long du toit débouche sur des catastrophes mal déguisées quoique prévisibles. Qu’il ait fallu dix ans à nos socialistes pour prendre leurs distances envers l’occupation militaire de l’Afghanistan, où l’inepte le dispute à l’inique, n’est pas de bon augure.

La superstition européenne Passons sur le rouleau compresseur du libéralisme exaspérant de Bruxelles. Le rêve s’est évanoui et la fuite en avant dans le fédéralisme, réflexe classique en histoire lorsqu’une belle cause périclite, ne ferait que précipiter le retour au chacun pour soi. Par-delà la désuétude d’un logiciel entre démo-chrétien et social-démocrate, qui donnerait des rides précoces aux enfants de Jacques Delors, ce qui agonise, c’est la grande illusion selon laquelle il revient à l’économie de conduire la politique, et à une monnaie unique d’engendrer un peuple unique.

Comment passe-t-on d’une inscription administrative (le passeport européen) à une allégeance émotionnelle ? Pourquoi un habitant de Hambourg accepte-t-il de se serrer la ceinture pour un habitant de Dresde, mais non pour un Grec ou un Portugais ? Le cercle des économistes n’a pas ici compétence. La réponse à la question première, qu’est-ce qu’un peuple ?, relève de l’histoire, de l’anthropologie, de la géographie et de la démographie, voire des sciences religieuses, dont les adeptes, pour leur malheur et le nôtre, ne hantent pas le dîner du Siècle.

Puisqu’un concert suppose un chef d’orchestre, avec ou sans podium – la Prusse pour le Reich allemand ou le Piémont pour l’unité italienne -, il est normal, si l’époque est à l’économie, que l’Allemagne tienne la baguette. Le vrai problème pour nous, c’est l’engluement dans une géographie mentale en peau de chagrin où une mappemonde avec 195 capitales se réduit à deux clignotants, Berlin et Washington. L’alibi selon lequel la France n’est plus de taille valait-il cette autopunition masochiste : se faire couper le sifflet par un ectoplasme sans voix comme l’Europe des commissaires ? Celle-ci est grasse et grande mais sans vision ni dessein, inexistante à l’international (et notamment aux yeux des présidents américains) et sans ancrage dans les coeurs.

Qui célèbre en Europe le jour de l’Europe ? Qui entonne l’hymne européen – l’Ode à la joie n’a pas de parole ? Qui s’intéresse à son Parlement, hormis les professionnels de la profession ? Un falot pour éteindre nos Lumières ? Un comble !

Le marketing communautaire Comment un exécutif qui fait sa cour à nos diverses minorités religieuses ou ethniques pourrait-il faire prévaloir l’intérêt à long terme d’un pays et d’une vision du monde ? S’il n’y a jamais eu de mur étanche entre l’intérieur et l’extérieur, chacun sait, depuis François Ier, que c’est en isolant au mieux le géo-stratégique du domestique qu’on agit à bon escient. Ce n’est plus le premier ministre, mais le chef de l’Etat qui se rend aux convocations dînatoires du Conseil représentatif des institutions juives de France.

Notre Zorro s’empresse auprès de la communauté arménienne, soutenu par des députés qui se prennent pour des représentants de leur seule circonscription, quand ils le sont de la nation. On flatte la communauté pied-noire pour chanter le positif de la colonisation. Et qui sait si demain quelque instance arabo-musulmane ne nous enjoindra pas de rectifier la position sur Israël ?

Minable méli-mélo tiraillant à hue et à dia. Le modèle américain joue comme leurre : la mosaïque multi-minoritaire d’outre-Atlantique est transcendée par un patriotisme messianique, adossé à un Dieu confédéral, ce que ne permet pas, en France, notre assèchement mythologique.

Le diktat de l’instant Papillonnante et télécommandée, une diplomatie de postures et de « coups » (de gueule, de bluff et de menton), sous projecteurs et sans projection, sied autant à l’ère du zapping qu’à un autodidacte ayant plus de nerf que d’étoffe. Ecervelée, cette façon de coller au fait divers et à la compassion du moment met immanquablement en retard sur les tendances et flux de la mouvante histoire.

Dialoguer avec l’ANC de Mandela, dans les années 1970, vous faisait déjà passer pour un idiot utile. Prendre contact avec les Frères musulmans ou une organisation chiite vous faisait, ces dernières années, regarder de travers. Un suspect devient un interlocuteur quand il a pris le pouvoir – jamais avant. Et il faut un séisme ou un tsunami pour inscrire un pays – Haïti, Indonésie ou Japon – sur l’écran-radar, d’où il disparaîtra une semaine après.

Qu’une direction élyséenne aussi frelatée ait pu mettre à son service nombre de vedettes « socialistes » ne s’explique pas par un humain désir de gyrophares, huissiers et caméras : à ces appétits charnels s’ajoutait sans doute une communauté de vues plus spirituelle. Supériorité intrinsèque de la civilisation occidentale, seule détentrice de principes moraux universels ; fascination pour les media-events tels que ces sommets aussi rutilants qu’inutiles ; mépris des experts et des compétences géopolitiques du Quai d’Orsay, au bénéfice de BHLeries aussi frivoles que contre-productives ; culte du « réactif » (agir sans anticiper ce qui résultera de son action) et des vanités d’image, au détriment d’un sens élémentaire de l’Etat. Ces conformismes sont à haut risque. Ils se payent par l’évanescence de nos politiques spatiales, aussi bien européenne qu’arabe, latino-américaine et asiatique.

Au lieu du rebattement de cartes qui s’impose, c’est la benoîte reconduction d’un train-train provincial et crépusculaire que fait craindre le mutisme socialiste. Quitte à ripoliner sa godille avec des grands mots qui chantent plus qu’ils ne parlent : « les droits de l’homme » (couverture impeccable, comme l’Evangile sous l’Ancien Régime), « la communauté internationale » (un Directoire représentant 20 % de la population mondiale) ; « la gouvernance mondiale » (la Cité calquée sur l’entreprise) ; « la Démocratie » avec majuscule (laquelle, de Périclès à la reine Victoria, admet le massacre des âmes et des corps barbares).

Présentera-t-on ces idées faibles, quand on les regarde de près, en idées-forces pour avaliser un business as usual ? Ce serait sympa mais casse-gueule. Une politique qui prolonge le boy-scoutisme par d’autres moyens (les ONG humanitaires en bras subventionné du Bien) déguise le jeu cru des intérêts mais rend celui-ci encore plus cruel. Aristide Briand a plus de charme que Clausewitz, mais on sait sur quoi a débouché la diplomatie des lacs de l’entre-deux-guerres – juin 1940.

Rappelons-nous que les interdépendances dérivant de la mondialisation exaspèrent les identités nationales et religieuses au lieu de les éteindre. Le monde qui découvre qu’il fait un ne s’unifie pas pour autant : l’Europe compte seize Etats de plus qu’en 1988. Dire oui à la paix et non aux nations, ignorer les Etats pour défendre les individus, c’est ignorer combien il en coûte d’humilier un peuple et que, partout où la puissance publique s’efface, triomphent l’ethnie, les mafias, le FMI et les clergés. Soit la guerre de tous contre tous.

Le pire n’est pas toujours sûr. L’envisager comme possible pourrait servir de garde-fou.

Article publié dans Le Monde du 15/03/2012


Né à Paris en 1940, Régis Debray participa aux guérillas d’Amérique latine et fut emprisonné en Bolivie (1967-1971). Il se consacra ensuite à la littérature avant d’être chargé de mission auprès du président Mitterrand pour les relations internationales (1981-1985). Créateur de la revue « Medium » en 2005, il est entré à l’académie Goncourt en 2011. Il publie « Rêverie de gauche » (Flammarion, 103 p., 10 €)

Régis Debray, écrivain et philosophe

Nouveau regard, nouvelle Ec... |
democratia |
Mers El-Kébir Franc-Tireur |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Les emprunts russes
| mouvement de soutien "waaxu...
| HYPERDEMOCRACY