Le Monde.fr | 03.07.2012

Par propos recueillis par Gaïdz Minassian

 

Vous avez parlé d’alliances, mais comment expliquez-vous qu’entre 1997 et 2002, alors que 11 gouvernements sur 15 de l’Union européenne étaient de gauche, rien n’a été accompli en faveur de l’Europe sociale ? Au contraire même, puisque l’Europe s’est dotée à cette époque des traités d’Amsterdam (1997) de Nice (2001) qui ont renforcé le socle de l’Europe libérale.

Alain Bergounioux : C’était une déception pour deux raisons. Au tournant des années 2000, on était en pleine influence de la IIIe voie et une partie de la gauche européenne est tombée dans un mauvais compromis avec le libéralisme. Et puis, il y a un autre problème et c’est là que l’on tombe sur une autre contradiction européenne, celle de la souveraineté. Aucun de ces chefs de gouvernement, pas même le premier ministre français de gauche, Lionel Jospin, ne voulait faire de saut institutionnel et ne voulait accepter une Europe plus intégrée. Il faut se rappeler que lorsque le ministre des affaires étrangères allemand, Joschka Fischer, avait proposé de créer des coopérations renforcées dans l’intégration européenne, la droite comme la gauche française sont restées silencieuses. Il y a eu là ces deux contradictions qui expliquent la grande déception de ces années. Contradiction idéologique et contradiction de pouvoir. Et on le paye aujourd’hui encore. Il faut en tirer les conséquences ! Il faut se poser la question au-delà de l’idéologique et du politique : à cette époque là, Jean-Luc Mélenchon était fédéraliste alors qu’en 2005, il était plus jacobin. Il y a eu aussi une oscillation au Parti socialiste qui n’a pas été très claire. Si on veut avancer sur ce point, on doit résoudre cette double difficulté idéologique mais aussi politique : jusqu’où voulons-nous aller, nous gauche européenne, dans cette intégration ?

Jacques Généreux : Vous mettez le doigt sur un tournant essentiel de l’histoire de la gauche en Europe. Ce qui s’est passé à ce moment là, c’est qu’il y a eu de la part de la vraie gauche (celle qui n’a pas été totalement lobotomisée par le libéralisme) une erreur grave d’appréciation sur l’état d’avancement de ce processus dans l’Europe dans les consciences, y compris dans les élites de gauche. Parfois quand l’histoire avance, il faut du recul pour comprendre ce qui vient de se passer. Depuis les années 1980, nous avions un peu partout dans le monde la victoire des politiques conservatrices et néo-libérales – la France faisait de la résistance au début des années 1980 – et une gauche écartée du pouvoir jusqu’au début des années 1990 dans les plus grands pays industrialisés (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon, Allemagne). La droite mettait en place des politiques très dures perçues par les opinions comme détestables et on ne l’a pas vu ! D’ailleurs, à partir de 1996-1997, on a à nouveau une vague rose, les électorats ayant goûté du thatchérisme, du reaganisme chassent la droite du pouvoir dans de nombreux pays et font à nouveau confiance aux partis sociaux-démocrates. Il y avait donc une sanction de ce tournant libéral pris dans les années 1980.

A la fin des années 1990, au moment où Lionel Jospin revient au pouvoir en France, Tony Blair à Londres et Gehrard Schroeder en Allemagne, on peut croire que nous sommes avec des pays dirigés par des forces progressistes dans la phase de reconstruction d’un nouveau rapport de force. L’erreur de diagnostic a été de ne pas voir et de ne pas comprendre qu’en réalité, la transformation psychologique et idéologique de beaucoup d’élites du SPD allemand et du New Labour anglais était fondée sur la logique selon laquelle les problèmes se règlent pas la conversion au marché et le libre-échange. En réalité, on était sur deux planètes différentes et qu’on ne peut rien faire avec ces gens là. Le combat n’était plus simplement un combat entre gauche et droite mais aussi entre deux gauches en Europe et qu’on arriverait à aucune position commune.

On pensait que l’arrivée de la gauche allait corriger les erreurs des politiques de droite, et notamment le traité de Maastricht. En réalité, c’est une partie de la gauche elle-même qui ne veut pas de cette Europe démocratique et sociale. C’est là que se situe l’erreur stratégique. C’est à ce moment là qu’il aurait fallu engager la vraie rupture frontale avec cette gauche. Quand Lionel Jospin se rend à Amsterdam avec une liste des conditions, qui étaient celles du programme français, il n’a rien obtenu et il n’aurait pas dû signer le traité.

L’autre erreur fatale qui suit est d’avoir accepté l’élargissement. Si encore cela avait un sens de dire entre les 15 (ces vieux pays industriels européens qui avaient tous connu des niveaux élevés de vie, de sécurité sociale et beaucoup de convergences), on peut pousser à plus d’intégration fédérale et budgétaire, soit. Mais accepter la logique d’élargissement, c’était tombé dans le panneau des néo-libéraux qui savaient très bien que dans une Europe à 27 avec toute l’Europe de l’Est qui n’était pas du tout dans la même phase de développement que nous, c’était tuer définitivement le projet d’une Europe politique au profit de l’Europe grand marché comme zone de libre-échange.

Que la gauche, y compris en France, ait accepté cet élargissement au nom d’un écran de fumée et d’illusions – on aurait pu intégrer les pays de l’Europe de l’Est dans un autre ensemble, comme le proposait en vain François Mitterrand car les Allemands étaient contre – là on a signé l’arrêt de mort de tout projet d’intensification démocratique, politique et sociale de l’Europe. La gauche a accepté cet élargissement, deuxième erreur fatale. On est désormais piégé.

Si on continue dans la logique de l’Europe actuelle, elle va éclater par détestation, par montée des populismes de droite sauf s’il y a un sursaut. C’est pour cela que je place ma confiance dans quelques pays, notamment la France, car en tant que grand pays fondateur de l’Union européenne si elle casse un peu la table en prévenant les Allemands. Et si cela ne marche pas avec les Allemands, on va s’entendre avec d’autres.

Faudra-t-il attendre les élections en Allemagne en 2013 pour changer les choses avec Berlin ?

Alain Bergounioux : Non. En histoire, on ne peut rien se permettre et il faut utiliser le temps qui est là. Si en 2013, la situation politique devient plus favorable dans le rapport de force, tant mieux. Mais on ne peut pas attendre 2013 et il faut poser les actes dès maintenant et prendre les décisions maintenant. En histoire, on n’attend pas.

propos recueillis par Gaïdz Minassian