Un Etat seul peut-il imposer une rupture ?
Créé par sr07 le 03 juil 2012 à 22:00 | Dans : Débats autour de la refondation de la gauche
Le Monde.fr |03.07.2012
Quel contenu faut-il donner à la rupture ? Autrement dit, est-il possible à partir d’un seul Etat d’imposer des réformes d’envergure sur le plan national et européen ? Et si oui comment ?
Alain Bergounioux : Sur la première partie de la question, dans la logique de Jacques Généreux, il y a un malentendu : la rupture qu’il prône met la France à l’arrêt. Pour assurer la sécurité des catégories populaires et moyennes, il faut être toujours dans le mouvement. On ne construit pas la sécurité sur la mise à l’arrêt et l’isolement. La France est certes un pays tissé de ressources et de richesses mais c’est un pays dont l’économie est en difficulté tout en ayant des atouts importants. Il faut continuer à innover et à exporter car sans production de richesses, il n’y a pas de formation. On n’assure pas la réalité de la protection sociale. La réalité de la rupture est donc à plusieurs niveaux (national, européen, international). On n’est plus dans les années 1970 où l’horizon de penser était l’Etat-nation. Il faut désormais des alliés. Ce que l’on vient de voir au Brésil et au G20, montre l’immense difficulté de cette affaire, d’autant que l’on est dans un monde changeant où les intérêts sont divergents d’une puissance à l’autre. Les partis socialistes ont d’ailleurs une responsabilité car ils ont été au gouvernement dans une période récente et le rapport de force entre capitalisme financier et politiques démocratiques et sociales est défavorable à la gauche. Comment arrive-t-on à rééquilibrer le système financier, à le réformer ? Je n’ai pas utilisé le mot rupture car c’est un mot valise et propre au fantasme. Je préfère le terme d’alternative. A différents niveaux et pas seul. Il ne faut pas simplifier le débat et il faut l’aborder franchement sans se gargariser du terme de rupture. Je pense que la nostalgie n’est pas une politique.
Jacques Généreux : Il ne faut pas non plus se gargariser du terme d’alternative. Quand je parle de rupture, il y a contenu extrêmement précis. Je ne partage pas bien entendu les expressions de mise à l’arrêt et d’isolement quand Alain Bergounioux parle du projet de Mélenchon. Nous redoutons notamment que l’obstination des politiques de rigueur en Europe conduise les Européens à être dégoutés de l’Union européenne. Nous nous battons contre cet éclatement de l’UE et de la zone euro. Je ne peux donc pas entendre dans la bouche d’un grand intellectuel le même genre d’âneries répétées à longueur de temps par des éditorialistes ignares et crétins qui ne lisent pas nos programmes.
Sur le fond, Alain Bergounioux met l’accent sur la clé de la différence entre les deux lignes à gauche en Europe. D’une part, pour pouvoir réellement changer les choses, il faut avoir des alliés, donc quelles sont les marges de manœuvre qui restent pour un pays ? Peut-on mener une politique alternative tout seul ?
D’autre part, quel rapport avons-nous au processus de mondialisation économique et libérale ? La réguler ou préconiser des changements radicaux ? Le mieux en Europe serait que les changements nécessaires vers le progrès soient des politiques coordonnées au niveau européen. Mais c’est là que l’on peut parler de doux rêves, car on voit bien aujourd’hui que, quand un gouvernement, celui de François Hollande par exemple, va dire aux Allemands, peut-être faudrait-il envisager un certain assouplissement du statut de la BCE, on se heurte à des positions radicalement différentes. Il existe en Europe des gouvernement déterminés à ne rien changer à l’état actuel des traités.
Il y a donc deux stratégies : est-ce qu’on attend des alliés et suffisamment pour pratiquer d’autres politiques, y compris au plan national ou est-ce que l’on peut, au niveau national, mener des politiques ? Même s’il est préférable d’entreprendre des choses à plusieurs, un pays, même seul, peut faire à peu près ce qu’il veut aujourd’hui sur un certain nombre de sujets face aux marchés, à la spéculation financière. On peut par exemple prendre techniquement des mesures contre des produits financiers toxiques. Ainsi François Hollande peut-il décider en contravention avec les traités européens si ses partenaires ne veulent pas en parler les mettre en demeure et leur dire deux choses : soit vous signez un protocole avec la France qui lui donne – par exception aux traités – la possibilité de prendre des dispositions spécifiques de protection contre certains produits financiers toxiques ; soit nous le ferons de manière unilatérale. C’est là une rupture !
Quant à ceux qui disent que si l’on prend ces mesures, les capitaux vont fuir, c’est une bêtise car la démonstration a été faites depuis au moins 30 ans que tout Etat en situation de crise s’en est toujours mieux sorti que les autres. La Malaisie, au milieu des années 1990, s’en est sortie en restaurant le contrôle de ses marchés financiers et des mouvements capitaux. Ceux qui pensent l’inverse n’ont pas la connaissance de la réalité des flux financiers. Sur la taxation des transactions financières qui vient d’être retirée de la déclaration du dernier sommet du G20 (Los Cobos), François Hollande aurait pu dire : « nous allons le faire et tant pis si vous n’êtes pas d’accord ». Ce que l’on ne sait pas, c’est que depuis 20 ans, nous ne bénéficions pas de cette libéralisation de la finance. L’élévation de la rentabilité financière de ces capitaux et l’accumulation de ces capitaux vont de pair avec la stagnation ou la régression des taux d’investissements. Si bien que, si ces capitaux n’étaient pas là, nous aurions probablement plus d’investissements, d’activités et d’emploi. Nous avons tout à gagner à être dans un régime où cette liberté n’existe plus pour le capital et les entreprises s’en trouveraient bien mieux.
Idem dans le domaine de la fiscalité, on peut agir sans entrave à aucun traité européen : pourquoi accepter l’idée qu’avant de mener une autre politique il faut d’abord faire des coupes dans un certain nombre de secteurs publics ? Là où il y a des gaspillages, c’est une évidence. Mais pourquoi accepter cette idée de rigueur budgétaire qui serait nécessaire en raison de la crise dans laquelle nous sommes ? La crise actuelle est le résultat de la crise financière et de l’hémorragie de ressources fiscales des Etats. Donc, tous ceux qui disent, notamment chez les socialistes et les sociaux-démocrates en Europe, que nous sommes obligés de tenir compte d’une certaine cure d’austérité, ils se trompent économiquement et font l’impasse sur le fait que l’on peut augmenter massivement les dépenses publiques utiles d’investissements dans les pays européens sans augmenter les déficits publics et la dette publique et même en les réduisant. C’est même la solution pour réduire les déficits publics et la dette publique.
Si l’on prend l’exemple de la France, vous avez 145 milliards d’euros de dépenses fiscales par an pour la loi de finance 2012. Sur ces 145 milliards, il y en au moins les 2/3 qui n’ont pas d’utilité directe (cadeaux fiscaux aux grandes entreprises, aux titulaires des plus hauts revenus, aux revenus financiers, les dividendes). Cela fait environ 100 milliards d’euros à récupérer. Si on rétablissait seulement le barème de l’impôt sur le revenu du début des années 1990, on aurait 16 milliards d’euros de ressources fiscales supplémentaires par an, sans aller jusqu’à 75% d’impositions. Vous avez la lutte contre la fraude fiscale. En Italie, Rome consacre 11 000 fonctionnaires dans ce domaine et récupère 12 milliards d’euros par an. Nicolas Sarkozy, quand il a crée une cellule de régularisation pour une seule banque, HSBC en Suisse, la France a récupéré en un an 1,2 milliard d’euros. Il y a 30 à 40 milliards d’euros d’évasion fiscale récupérable en France.
Tout cela, la France peut le faire seule, elle n’a pas besoin de l’Europe, c’est du domaine de sa souveraineté. Le gouvernement français peut récupérer chaque année plus de 150 milliards d’euros par an. Il peut encore aller plus loin en respectant les traités et en finançant autrement sa dette. Au lieu d’émettre des bons du trésor sur le marché financier en attendant que le rapport entre l’offre et la demande fixe le taux auquel la France peut emprunter, Paris peut émettre des bons à taux fixe en disant par exemple 1% uniquement. Aux conditions actuelles du marché, les banques privées ne veulent pas emprunter à 1%, puisqu’elles peuvent prêter à 1,6 ou 1,7 % à l’Allemagne. Personne ne voudra d’une dette publique française à 1%, sauf que l’on a des banques françaises publiques qui suivent une politique publique de crédit et non pas une politique de rentabilité financière, ce qui serait très intéressant pour elles de prendre de la dette publique à 1%. Si on met cela en place, on récupère 30 milliards d’euros par an.
La France a donc la capacité de mobiliser très rapidement 200 milliards d’euros par an de ressources supplémentaires. Si elle n’en met que la moitié dans l’investissement écologique, social (PME), nous aurions 3 à 4% de croissance au bout de 2 ou 3 ans. Et si elle consacre le reste à la réduction de la dette publique, on aura comme résultat plus de réduction de déficits publics et de dette publique que prévu par le projet de François Hollande, sans aucune cure d’austérité avec un investissement massif qui permettra le développement des crèches, du ferroutage, des énergies renouvelables et comme cerise sur le gâteau, l’effondrement du taux d’endettement de la France. C’est possible et réaliste pour un seul pays.
Alain Bergounioux : Il faut au préalable se mettre dans une perspective historique. On ne peut pas toujours réinventer tout. Il y a toute l’expérience européenne du XXe siècle qui est derrière nous. Il n’existe pas de politique efficace et généreuse sans un équilibre entre l’économie de marché et la démocratie politique. C’est pour cela que l’expression s’attaquer à l’économie de marché doit tout à fait être précisée. Si on veut avoir des sociétés qui malgré tout ont été les moins mauvaises du monde, c’est parce que l’on a réussi à construire un équilibre marché-démocratie et la démocratie peut influer sur les marchés. Sur le fond, si on demandait ce qui reste de solide après des décennies de mouvement, c’est la citoyenneté démocratique ou républicaine en France. Il faut donc se placer dans la perspective de cet équilibre permanent entre marché et démocratie. Il faut donc travailler à l’équilibre dans ce qui avait fonctionné entre le marché et l’Etat, entre la compétitivité et la solidarité. C’est ce qui est bien évidemment plus difficile depuis les années 1970-1980. Pourquoi ? Car la mondialisation n’est pas un fait naturel. Il ne faut pas cependant sous-estimer les réalités matérielles – restons un peu marxistes – et technologiques. C’est une illusion de penser que l’on peut échapper à la compétition où il faut nécessairement rester dans le mouvement et se dire que nous appartenons à ce monde là. Ainsi, les dimensions internationales et européennes interfèrent avec la dimension nationale.
Je suis d’accord avec le fait que l’Etat-nation peut des choses. Et c’est une illusion de penser que la mondialisation a balayé les Etats, avec cependant moins de moyens qu’auparavant. Les Etats sont face à des limitations de moyens d’un côté et une obligation de rentrer dans des stratégies coopératives de l’autre. La France n’est pas la Malaisie. La France pèse sur le monde, contrairement à la Malaisie. La France a une économie largement interpénétrée avec le reste du monde. L’Etat peut donc faire des choses, mais je suis moins optimiste que Jacques Généreux sur l’addition de milliards et je pense cependant qu’il y a nécessité pour le gouvernement de trouver des ressources et c’est prévu (réforme fiscale, augmentation de certains impôts, lutte contre la fraude fiscale et réforme de structure, comme la séparation des banques d’affaires et des banques de crédit, la constitution d’une banque nationale d’investissements).
A côté de ces capacités d’action, il y a – et c’est un point de séparation avec Jacques Généraux – le fait que tout soit le plus possible négocié en Europe. Sur la taxation des produits financiers, qui vient d’être retoquée au G20, on ne peut avancer que si en Europe on a la France et l’Allemagne. Si on veut entraîner l’Allemagne sur ce point là, ce sera la résultat d’un accord global. On avancera sur la taxation des produits financiers si on est d’accord sur le type d’intégration budgétaire et sur la mutualisation de la dette et sur une convergence en matière de réforme des structures. On n’est pas au supermarché ! Les Etats importants ne peuvent pas agir unilatéralement. Nous sommes aujourd’hui dans des négociations globales.
Il faut tendre au maximum les rapports de force, trouver des alliés, construire des compromis, mais ce sont des compromis globaux. Et je ne pense nullement que l’Etat français pourrait tout seul ou avec très peu d’alliés, dans la durée, réussir une politique qui permette de construire une alternative. Car je crois qu’à ce moment là, nous sommes dans des situations fragiles et réversibles. Il y a des catégories qui pourraient se retourner très rapidement. Ce n’est pas parce que la gauche a gagné les élections qu’il n’y a plus aucun contre-pouvoir, qu’il n’y a plus la réalité de l’opinion française, qu’il n’y a plus la réalité des entreprises françaises. Personne ne peut se passer de la capacité d’investissement. On n’a donc pas nécessairement avec Jacques Généreux une différence majeure. On n’est pas en désaccord sur la perspective générale, sur les grands objectifs sur les équilibres à établir, mais nous avons une différenciation sur l’interpénétration, sur l’interaction du national, du régional et du mondial. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai voté « oui » au référendum en 2005 et lui « non ». Sans illusion. Je voyais bien les contradictions.
Les valeurs et l’identité du socialisme démocratique n’ont pas véritablement changé. C’est un idéal de citoyenneté démocratique pour pouvoir agir sur l’économie mais aussi sur la société, sur l’environnement. Mais nous sommes face à une période nouvelle où les moyens, les outils, les alliances sociales sont plus fragiles du fait de la fragmentation de la société. Il faut toujours penser, quand nous parlons de politique économique, qu’inévitablement il y a des réalités sociales. Ce n’est plus entre les élus et les chefs d’entreprises. Il y a une société et la situation est de plus en plus complexe en terme de coalition sociale. Ainsi, on voit bien où sont nos points de discussion de divergence et comment on définit la tâche au-delà du socialisme démocratique, comment se pose le problème de la gauche européenne.
Prenons l’hypothèse un instant où Siriza ait gagné et formé un gouvernement en Grèce. Il veut rester dans l’euro. Je suis d’accord avec le leader de Siriza quand il dit qu’il faut arrêter de baisser les salaires, mais il devra dire où il trouve les ressources. Le problème n’est pas seulement européen, il est aussi grec. Que fait-il par rapport à l’Eglise, aux armateurs ? Il faut construire un Etat et ce n’est pas simple. Je ne soupçonne absolument pas la sincérité des leaders de Siriza sur leur volonté de rester dans l’Europe mais quand on n’a pas les moyens de sa politique, cela se retourne en sens contraire car il est tout à faire illusoire de penser que les Allemands mais aussi d’autres peuples d’Europe du Nord accepteraient une politique sans contrepartie. Je trouve que cela aurait été très intéressant que Siriza gagne les élections. Cela aurait été risqué pour l’Europe mais très important car on aurait vu très concrètement ce que l’on fait. Je pense que Siriza aurait été obligé de se « social-démocratiser ».
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