Lorsqu’il déclare, en marge d’une visite dans un camp de réfugiés le 16 août dernier, que « Bachar al Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre », le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, fait sien le vœu formulé en son temps par Georges W. Bush souhaitant « la peine de mort » au dictateur irakien, Saddam Hussein. Si la tournure négative et conditionnelle du ministre français est plus prudente que la prophétie auto-réalisatrice de l’ancien président américain, la convergence verbale des deux hommes interpelle. La déclaration du ministre illustre le virage néo-conservateur opéré par notre politique étrangère depuis la guerre d’Irak, dans son ton comme dans son contenu.

- Les commentateurs ont souligné à maintes reprises l’abandon de l’accent « gaullo-mitterrando-chiraquien » dans la diplomatie mise en œuvre par Nicolas Sarkozy : usage du tutoiement avec les dignitaires étrangers, nomination d’ambassadeurs « jeunes et dynamiques », etc. Sans assumer totalement la familiarité décomplexée de l’ancien président, Laurent Fabius poursuit néanmoins, par son propos, l’entreprise de vulgarisation de notre politique étrangère amorcée en 2007. Si l’intention peut paraître louable à certains égards, le registre « affectif et personnifié » ne saurait pour autant se substituer à celui « solennel et impersonnel » d’un homme d’Etat s’exprimant au nom de la France.

- Le style présidentiel de Nicolas Sarkozy a été largement documenté, parfois jusqu’à la caricature. En revanche, la rupture conceptuelle qu’il a incarnée dans la politique extérieure de la France a été peu analysée ou réduite à son seul « dessein atlantiste ». La crise syrienne constitue pourtant le révélateur d’un rapprochement de fond avec la mouvance néo-conservatrice américaine. Il n’est pas inutile d’en rappeler les trois traits caractéristiques, qui sont autant d’entorses à notre tradition diplomatique :
- une lecture manichéenne du monde. Postulat idéologique de l’administration Bush, la croyance en un camp du Bien opposé à un axe du Mal n’a jamais été convoquée avec autant d’entrain par la France qu’au cours des derniers mois. Tour à tour, « la prolifération nucléaire » et « l’arc chiite (Iran-Syrie-Hezbollah) » ont intégré l’imaginaire et le lexique de nos diplomates comme « la nébuleuse terroriste » et « les armes de destruction massive » avaient animé, hier, la pensée néoconservatrice américaine et ses relais d’opinion en Europe.
- l’unilatéralisme comme alternative au dialogue. L’administration Bush avait longuement cherché le soutien du Conseil de Sécurité pour intervenir en Irak, avant de finalement suivre le mot de Madeleine Albright :  » e multilatéralisme quand nous le pouvons, l’unilatéralisme quand nous le devons ». Lorsque François Hollande évoque à son tour, devant les ambassadeurs, un recours à la force pour pallier à l’inertie des Nations Unies en Syrie, il ouvre une brèche inédite dans notre doctrine multilatérale. Or, nos moyens d’agir sans mandat onusien ne sont en rien comparables à ceux mobilisés par les Etats-Unis en 2003. Le renoncement de la France à toute solution négociée en Syrie en est d’autant plus discutable.
- l’interventionnisme érigé en principe. La « destinée universelle » de la France n’est pas une prétention nouvelle de nos décideurs, elle constitue même le charme singulier de notre voix diplomatique. En revanche, l’ingérence dans les affaires intérieures d’Etats éloignés est un modus operandi récent de notre politique extérieure. Laisser croire que la Syrie appartient au pré-carré stratégique du « gendarme français », au même titre que le Maghreb ou le golfe de Guinée, est, sinon un mirage, à tout le moins une erreur : la Turquie, l’Iran, la Russie ou encore la Chine ont depuis longtemps remplacé la France comme acteurs qui comptent en Syrie. Or, l’asymétrie entre les prises de position radicales de notre diplomatie ( » Bachar doit partir « ) et la capacité réelle de notre pays à peser sur le cours des événements affaiblit notre parole, sans apporter de solutions pertinentes aux crises qui frappent le monde.

Comprendre les facteurs de ce revirement idéologique pour prévenir ses dérives…

- Le facteur médiatique. L’urgence de l’agenda politique conduit nos responsables à privilégier des annonces improvisées mais rapides à des décisions réfléchies et concertées. En Syrie, ce marketing diplomatique est illustré par l’accoutumance de nos diplomates pour les sanctions économiques : censées prouver que la France agit, ces sanctions ont surtout fait montre de leur inefficacité à modifier le rapport de force sur le terrain tout en générant un coût significatif pour nos entreprises. La défense des intérêts de notre pays exige que la sincérité et le discernement priment la pensée « bullet points » qui domine actuellement.

- Le facteur socioéconomique. Doit-on s’étonner que les décideurs étrangers que la Sorbonne ou Sciences Po formaient autrefois (Boutros Ghali, Mossadegh, etc.) désertent à présent notre système universitaire pour lui préférer les prestigieux et richement dotés établissements nord-américains ? Faut-il encore accepter que le recrutement de nos diplomates favorise statistiquement la reproduction d’élites administratives issues des milieux les plus conservateurs de la société française ? Redonner de l’excellence et de l’attractivité à la formation française en relations internationales, par exemple à l’ENA, n’est pas un truisme, ce doit être une priorité de notre stratégie d’influence. De même, diversifier le vivier de notre personnel diplomatique favorisera la renaissance intellectuelle de notre politique étrangère, meilleur rempart possible aux chimères du néo-conservatisme.

- Le facteur psychologique. Le sentiment collectif d’une puissance française menaçant ruine – que l’on rencontre fréquemment au sein de l’administration- provoque tantôt l’abattement des plus fatalistes, tantôt la fougue chevaleresque des adeptes du coup d’éclat permanent. En rejetant une France « frileuse et silencieuse », François Hollande fait sienne la casquette de l’hyper-diplomate et s’inscrit, ce faisant, dans la lignée de Guy Mollet ou de Nicolas Sarkozy en croisade à Suez et à Benghazi, plutôt que dans les pas du Général de Gaulle ou de François Mitterrand. Ces derniers avaient pourtant compris qu’une France écoutée était une France à l’écoute du monde, à l’abri des silences complices comme du hourvari inaudible des grandes puissances qui s’éteignent.

Aujourd’hui, il est de la responsabilité de ceux qui font la politique étrangère de la France (décideurs politiques, fonctionnaires) et de ceux qui la commentent (professeurs, journalistes) de porter un regard critique mais juste sur notre diplomatie. A cette France dogmatique et belliqueuse à l’œuvre depuis 2007, des voix nombreuses s’élèvent pour lui préférer une France forte de son engagement traditionnel pour la paix et lucide quant à ses moyens d’action. C’est par ce retour à une normalité, si chère au nouveau chef de l’Etat, que notre pays saura retrouver la singularité de sa place sur l’échiquier mondial.

Horace Bénatier, haut-fonctionnaire, maître de conférences en relations internationales

Le Monde du 12/09/12