LE MONDE |               08.12.2012 à 18h30•       

 

Il est trop tôt pour dire si la « méthode Hollande » portera ou non ses fruits, du moins au regard des intentions et du programme de candidat de François Hollande. Après six mois au pouvoir, qui peut dire avec certitude ce qu’est le hollandisme ?

Ce ne sont pourtant pas les jugements définitifs sur l’action du président de la République qui manquent. Dans la presse, mais encore chez ses partisans comme chez ses adversaires. Fruit d’une vertigineuse accélération du temps politique induite par le quinquennat – encore aggravée par la pratique sarkozienne – et par l’information en continu démultipliée sur Internet, cette intense activité de commentaire témoigne aussi de la perplexité devant l’action du chef de l’Etat.

Entre la révolution copernicienne annoncée pratiquement chaque jour par les plus enthousiastes et l’immobilisme radical-socialiste à la Henri Queuille (1884-1970) dénoncé tout aussi fréquemment par les moins convaincus, la palette est large et le jugement hâtif.

Emmanuel Todd avait formulé pendant la campagne une hypothèse provocatrice, celle d’un « hollandisme révolutionnaire ». Celle d’une méthode de gouvernement qui s’annonçait – dans la campagne elle-même (avec le discours fondateur du Bourget notamment) et en raison de la personnalité du candidat – comme un horizon politique et sociologique possible pour le premier leader social-démocrate à la française. Celui de devenir en cours de mandat un grand président de gauche qui, grâce à l’efficacité de son action davantage qu’à son sens du tragique dans l’Histoire, changerait enfin la société française en réorientant ses choix économiques, en pesant sur le destin européen et en garantissant davantage d’égalité entre ses concitoyens. Bref, en réconciliant une France qui a divorcé d’avec elle-même ces dernières années.

Au-delà de la formule, l’interrogation sur la méthode de gouvernement du président de la République reste posée : est-elle plus efficace parce que plus souple que d’autres, notamment celle de son prédécesseur ? Est-elle plus porteuse de transformations en profondeur parce que plus prudente ? Est-elle plus « révolutionnaire » parce que moins spectaculaire ?

Ce qui frappe en premier lieu dans la méthode de gouvernement du chef de l’Etat, c’est son sens de l’équilibre et sa permanente quête d’un compromis entre des positions adverses, sinon antagonistes. Toutes les interprétations sont possibles : sens tactique aigu, prudence excessive, indécision chronique…

Le dernier épisode en date, celui de Florange, en a donné un exemple paroxystique. Le président de la République a semblé donner raison à la fois à Arnaud Montebourg et à Jean-Marc Ayrault alors que les positions qu’ils ont exprimées apparaissent comme difficilement compatibles.

Le refus de se laisser imposer ses choix est sans doute ce qui caractérise le mieux M. Hollande. D’où une posture permanente, celle d’être l’unique point de rencontre des différentes forces, souvent contraires, qui s’exercent sur tel ou tel sujet. Le refus du conflit ouvert et de la dramatisation des enjeux masquant mal une appétence, voire une dilection toute particulière pour le jeu subtil des rapports de force.

Cette pratique du pouvoir, qui était déjà visible et sensible chez le premier secrétaire du Parti socialiste pendant dix ans, met en lumière un deuxième trait caractéristique du hollandisme : le refus de tout a priori idéologique, de toute position doctrinale figée.

Ce pragmatisme de l’action n’est pas un cynisme pour autant. L’ancrage du chef de l’Etat dans le réformisme, dans une perspective sociale-démocrate, à la manière des pays du Nord de l’Europe, est indéniable. Tout comme l’est son attachement, en héritier à la fois de François Mitterrand et de Jacques Delors, à la construction européenne. L’inflexion qu’il a donnée à celle-ci depuis son arrivée, tout en faisant ratifier le « traité budgétaire », se veut respectueuse de cette filiation même si c’est dans le contexte de la crise contemporaine.

La difficulté du président de la République avec une partie de la gauche vient de là. De ce réformisme social-démocrate qui est perçu comme une trahison par une partie de la gauche pour laquelle le geste idéologique reste essentiel. Toute temporisation sur la réalisation d’une mesure du programme, toute négociation engagée avant qu’une décision définitive soit prise, tout rapport commandé pour dessiner l’état des forces en présence est considéré par certains, à gauche, comme le signe non tant d’un esprit prudent mais d’une faiblesse doctrinale, d’un manquement à la cause.

Le hollandisme, et bien davantage encore le dépassement du clivage entre première et deuxième gauches, se propose d’entériner, dans la pratique du pouvoir, la fin de l’histoire d’une gauche française marquée par des renoncements aussi spectaculaires que ses promesses. En résumé, de ne promettre que ce que l’on peut raisonnablement tenir, et de gagner, autant que possible, tout ce que l’on peut obtenir.

Si le hollandisme est donc avant tout une pratique pragmatique du pouvoir, c’est aussi – troisième trait qui le caractérise – une sociologie particulière de l’exercice de l’Etat. L’arrivée de la gauche au pouvoir s’est en effet traduite par un retour des anciens élèves de l’ENA (et de manière symbolique, de certains des condisciples du président, ceux de la promotion Voltaire) et par l’accession aux responsabilités nationales de toute une génération d’élus locaux constituée au fil des victoires du PS ces dix dernières années. C’est sans doute dans cette inversion sociologique de l’élite dirigeante que le changement a été le plus spectaculaire.

M. Sarkozy avait fait bouger le centre de gravité de l’élite dirigeante vers le privé, n’hésitant pas à mettre en cause, parfois très durement, la fonction publique. La différence de profil et d’expérience des deux présidents joue un rôle crucial en la matière. Mais on peut aussi y voir une différence structurelle, accentuée ces dernières années, entre une droite dite « décomplexée » et plus agressive contre la fonction publique sinon le rôle de l’Etat lui-même, et une gauche de gouvernement dont le socle sociologique s’est resserré autour des agents publics et des collectivités locales.

Le hollandisme resitué dans une perspective historique plus longue – celle de la gauche française et de son rapport au pouvoir – pose, finalement, une question simple. Est-ce qu’un pragmatisme prudent, désidéologisé, permettra de réaliser le changement dont la gauche continue d’être porteuse, plutôt qu’une posture plus classique ou révolutionnaire, exaltant le « peuple de gauche », mais dont le volontarisme s’est très souvent heurté à une réalité contraire et contraignante qui en a limité effets et portée ?

Si nul n’a la réponse à une telle question aujourd’hui, elle se pose avec acuité à un moment historique crucial, pour la gauche et pour la France.


Professeur de science politique à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Laurent Bouvet a publié un essai intitulé « Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme » (Gallimard, 304 p., 18,50 euros). Il est également l’auteur de « Plaidoyer pour une gauche populaire. La gauche face à ses électeurs » (Bord de l’eau, 2011). Il prendra la direction du Centre de recherches politiques de Sciences Po en janvier 2013.

Laurent Bouvet, professeur de science politique