Devant le mausolée du « Grand Timonier », place Tiananmen, au centre de Pékin, le peuple est venu spontanément honorer la dépouille de Mao, revêtue du célèbre costume au nom éponyme. Nous sommes le vendredi 9 septembre et une queue de plus de deux heures en plein soleil ne repousse pas la foule qui se presse devant l’immense bâtiment de la Cité interdite, abritant le défunt fondateur de la Chine nouvelle dont le portrait géant orne l’entrée de cet ancien palais des empereurs. Pourtant aucune commémoration officielle n’est organisée et les médias restent très discrets sur cette date anniversaire.

Depuis la mort de Mao en 1976, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts des grands fleuves de cette Chine moderne, emportée dans le tourbillon vertigineux de la croissance et de l’argent. Avec un véritable déplacement des équilibres internes et mondiaux. « Quand la chine s’éveillera… » , disait-on à l’époque, selon le titre du célèbre ouvrage à grand tirage d’Alain Peyrefitte bien inspiré par son regard prophétique et perçant.

Le parti communiste au pouvoir a fait depuis longtemps son aggiornamento. Avec la liquidation de la bande des quatre – qui incluait la veuve de Mao -, le socle idéologique révise l’approche révolutionnaire recentrée sur la production et l’émulation au détriment des qualités d’abnégation et de l’esprit de sacrifice. En préservant néanmoins cette discipline de fer et cet encadrement politico-idéologique qui permet à cette ruche d’une économie étatisée de prospérer, sans doute aux dépens des aspirations sociales et populaires. Signe de la débilité dogmatique du PCC, ce verdict renvoyant à 70% de bon et 30% de mauvais dans le bilan maoiste incluant, je crois, les réalisations autant que la ligne et les références du « petit livre rouge ». Reste cette tragédie de l’expérience du « Grand bond en avant » qui fut un vrai désastre économique et humain. Et cette Révolution culturelle qui s’accompagna de violences de la part des gardes rouges, manipulés par Mao, envers leurs aînés, ces cadres qui devaient rectifier leur façon de penser et d’agir dans un parti en pleine épuration.

La pensée Mao Tsé-toung constituait un vrai marqueur de ces années soixante-dix en France et en Europe. Auprès d’une jeunesse « aventuriste » à la recherche d’exotisme et de renouveau idéologique, cette grande révolution culturelle prolétarienne mythique fournissait, avec la révolution cubaine de Fidel et du Che, un exemple vivant d’une régénération révolutionnaire dans cet Occident enlisé dans ce plat réformisme des PC occidentaux, engoncés dans une posture accommodante avec l’ordre existant depuis le partage du monde en deux blocs. D’où le rayonnement du modèle chinois auprès des non-alignés, précédant cet espoir trahi d’une perspective nouvelle de cette voie chinoise.

Mystifiée par une jeunesse avide d’actions, la Chine de Mao représentait une ligne de fracture au sein des jeunesses communistes occidentales qui voyaient se structurer des fractions trotskistes opposées aux pro-chinoise ou aux pro-italienne. On redécouvrait un Gramsci dans ses très riches cahiers de prison – à ne pas confondre avec ses « écrits politiques » et ses « lettres de prison » – qui autorisaient toutes les interprétations du marxisme avec, notamment, cette louange de la « Révolution contre le capital ».

Véritable retournement de perspective marxiste-léniniste, cette focalisation révolutionnaire sur la périphérie (et non depuis le centre constitué des pays capitalistes avancés sur lequel la tradition marxiste fondait l’espérance communiste avant la prise du Palais d’hiver par les soviets) légitimait d’abord une extrême gauche maoiste se retrouvant dans cet essai de Maria-Antonietta Macciochi « Pour Gramsci », postérieur à son autre grand succès « De la Chine ».

La seconde interprétation, dialectiquement opposée à celle-ci, procédait d’une gauche communiste italienne promouvant depuis Togliati, la voie pacifique vers le socialisme dans une perspective plus tardive de « compromis historique » avec la démocratie chrétienne qui concrétisait la recherche d’un nouveau « bloc historique » au pouvoir et d’une nouvelle « hégémonie culturelle »dans une société développée traversée par une guerre de position des blocs rivaux : celui au pouvoir contesté par le nouveau bloc historique émergeant avec le combat idéologico-politique des intellectuels organiques de la classe ouvrière.

Les concepts gramsciens inspiraient aussi des gauches socialistes, à l’instar du CERES en France, œuvrant pour renouveler  un marxisme dogmatique et figé dont s’accommodaient fort bien les sociaux-démocrates et les communistes. Lesquels vivaient néanmoins un affrontement théorique entre althussériens – tenants du structuralisme et insistant sur les fonctions des « appareils idéologiques d’Etat » dans l’hégémonie de la bourgeoisie -  et partisans du « marxisme humaniste » d’un Garaudy à la recherche d’un dialogue avec les chrétiens. L’eurocommunisme boosté par la révolution des oeillets au Portugal et la crise des dictatures en Espagne et en Grèce, théorisée par le très regretté gramscien, Nicos Poulantzas, fleurissait et inspirait le CERES dans sa projection sur le compromis géographique, réplique de l’historique italien, considérant l’Europe du Sud comme le maillon faible de l’impérialisme.

Tout ce mouvement intellectuel  surgissait dans une France traversée par de fortes mutations sociologiques (la nouvelle classe ouvrière chère à Serge Mallet) et idéologiques (la naissance de la troisième gauche issue de la mouvance syndicaliste originairement chrétienne avec l’apparition de la  CFDT., comme l’illustre la trajectoire d’un Albert Detraz tout récemment décédé).

Ces débats d’une époque marquée par l’émergence de la contestation soixante-huitarde ne tenaient-ils pas lieu de suppléments d’âme, chez cette jeunesse romantique, plutôt que de leviers théoriques pour un vrai changement? N’est-ce point là le comble pour qui connait la dénonciation par Engels, me semble-t- il, de cette fonctionnalité dogmatique au sein du « socialisme de la Chaire »? Les impasses respectives des théoriciens dénommés gauchistes à leur corps défendant – depuis l’Ecole de Francfort, en passant par les écoles trotskistes, pour continuer avec les « Mao », façon « gauche prolétarienne » sartrienne ou JCR scissionnistes du PCF, JCR à l’époque louées par un Patrick Kessel ou un Gilbert Mury – n’ont-elles pas emporté avec leur reflux tous ces esprits fascinés par la révolution chinoise?

Avec ces reconversions spectaculaires des anciens gauchistes à l’instar des journalistes de Libération – ce journal qui appuyait la libération du Vietnam – des prétendus nouveaux philosophes tel BHL et des militants trotskistes recyclés dans le PS, tendance lambertiste chez un Jospin, un Mélenchon ou un Cambadelis, ou LCR chez un Henri Weber, théoricien de la conscience de classe. Songeons à toutes ces agitations venant de donneurs de leçons, façon Glucksmann, ex-maoïste repenti et reconverti avec l’appui de Jean-Paul Sartre, dans la solidarité avec les boat-people du Vietnam, donneurs de leçons bien reclassés dans le décennie qui suivit mai 68!

Cette année soixante-seize verra le PCF adopter « le socialisme aux couleurs de la France » et abandonner la référence à la dictature du prolétariat. Mais on voit, dans le même temps surgir en France les querelles dans cette gauche PC-PS-MRG réconciliée, malgré son trop plein d’arrières pensées respectives, et stratégiquement soudée autour d’un programme commun de « rupture avec le capitalisme » selon l’expression empruntée au discours de François Mitterrand au congrès  d’Epinay-sur-Seine. Ce programme commun que nous érigions de façon quasi fétichiste comme le « seul moyen de la révolution » à ceux qui scandaient « une seule solution la révolution ». Avec ces postures des deux grands partis de gauche fort bien analysées dans les écrits de Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane dans deux ouvrages adaptés à la conjoncture politique des années soixante dix.

Dans « les socialistes, les communistes et les autres » édité chez Aubier Montaigne en 1977, Chevènement revient sur les origines de la scission de Tours  et sur l’impasse française vers le socialisme pour faire un bilan du léninisme et établir les chances et les conditions de la réussite d’une union de la gauche alors aux portes du pouvoir. Ce que Didier Motchane avait théorisé dans une approche marxienne renouvelant et dépassant les doctrines socialistes et révolutionnaires figées dans une doxa archaïque. Dans ses « clefs pour le socialisme », ouvrage édité chez Seghers en 1973, le théoricien du CERES revisitait les concepts marxistes en les débarrassant de leur gangue lénino-stalinienne ou réformiste pour redonner corps et sens à la stratégie de rupture avec le capitalisme.

Cette refondation théorique réfutait les idées reçues sur la ligne de partage originelle entre réformistes et révolutionnaires, ce qu’un ancien militant du CERES et grand intellectuel recyclé au sein du NPA avant de rejoindre le camp libertaire, Philippe Corcuff, exprimera plus tard à sa manière dans une critique mélancolique de la gauche intitulée  » les socialismes français à l’épreuve du pouvoir » édité chez Textuel en 2006 dans ses développements sur Léon Blum au congrès de Tours. Revenons donc sur cette histoire idéologique du PS pour comprendre son état de délabrement idéologique actuel.

Didier Eribon a développé la thèse d’une profonde mutation idéologique du PS des années quatre vingt sous l’effet du néo-conservatisme. Cet auteur considère qu’il y eut alors une véritable rupture avec les idées révolutionnaires libertaires de mai 68, elles mêmes préparées de longue date par une hégémonie de l’idéologie marxiste et contestataire..

On peut rejoindre partiellement cette analyse en distinguant bien deux périodes : la première de la Libération jusqu’à la fin des années soixante dix connaît un rayonnement très puissant des divers courants marxistes sur les  intellectuels et  la classe ouvrière. La seconde voit au contraire l’effacement progressif du marxisme. Cette dernière période coïncide avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et, dans la même décennie, l’effondrement des pays du “socialisme réel”.

Dans la première période on assiste à un foisonnement intellectuel lié à la contestation du marxisme officiel – celui d’un PCF dont l’influence reste énorme – par l’école de Francfort et la mouvance libertaire, le structuralisme et le freudo-marxisme. La deuxième période est celle de la lente agonie d’un marxisme en butte aux assauts des “nouveaux philosophes”en croisade pour les droits de l’homme contre le Goulag. L’assimilation du socialisme au totalitarisme ternit durablement le message du camp progressiste.

En France, dans les années soixante dix, le PS forgeait sa stratégie de rupture avec le capitalisme. On peut dire que jusqu’à l’adoption du projet socialiste dans la foulée du congrès de Metz – qui consacre la ligne d’union de la gauche -, le PS tient bon dans une posture de gauche. Mais il remporte les élections présidentielles alors même qu’il est déjà défait idéologiquement. Commence alors une ère de véritable confusion idéologique pour la gauche française. Egarée dans la parenthèse libérale qui constitue le véritable Bad Godesberg du socialisme français, l’idée de construction européenne tient lieu de substitut à celle de la transformation sociale. Avec le grand marché puis le traité de Maastricht, il s’agit d’un complet renoncement à une alternative au néolibéralisme en pleine poussée. L’idéologie néolibérale règne alors sur les esprits et les dirigeants de gauche – en dépit de leur dénégation toute verbale -, se rangent aux raisons d’un capitalisme financier mondialisé. La rupture est totalement consumée avec les couches populaires dont une large fraction marque son attirance pour les idées du Front national dès les élections européennes de 1984 avec ses points d’orgue en 2002 et aux dernières élections régionales de 2015.

Nous ne nous reconnaissons pas dans la définition d’une idéologie conservatrice présentée par Didier Eribon – qui inclut la conception de la communauté de citoyens en tant que nation démocratique, opposée pourtant à la conception ethnique et nationaliste, dans cette dérive conservatrice – alors même que le rejet du TCE a constitué un moment important de la contestation du libéralisme par l’expression d’un attachement au modèle démocratique social français.

Les nombreuses références au mouvement intellectuel des années soixante dix gomment certains apports nouveaux tels que la redécouverte de Gramsci et de sa pertinente analyse de l’hégémonie idéologique. Par ailleurs nous réfutons la thèse qui ferait de la pensée de Kant et de Rousseau le soubassement philosophique du néo-conservatisme. L’universalisme et le contrat social sont dénoncés comme expression du choix raisonné de l’individu – cet individu idéologisé par la bourgeoisie et qui ne résisterait pas à la critique sociale des structuralistes. Dans ce débat – structuralistes contre tenants du sujet - l’auteur rend cependant grâce à un penseur comme Henri Lefebvre. 

Pour autant la confrontation de la gauche de gouvernement avec le mouvement social, théorisé par Bourdieu, apporte des éclairages utiles. Par delà une problématique campée sur le terrain exclusif des prétendues références intellectuelles françaises incontournables de la gauche ( Sartre, Althusser, Lacan, Deleuze, Guattari, Foucault, Bourdieu, Derrida… ), Didier Eribon contribue à révêler le foudroyant bouleversement idéologique du PS dans les années quatre vingt. Il faudrait pourtant corriger largement les soubassements de cette réflexion qui s’enferme dans l’apologie du courant culturel soixante huitard pour dénoncer la dérive conservatrice de ce que nous appellons le social-libéralisme. Ce dernier, à l’instar de la droite actuelle serait libéral sur le terrain économique et conservateur sur le terrain idéologique. Il y aurait largement place au débat sur ce point quand le conservatisme assimilerait aussi, selon Eribon, les principes républicains de la gauche française.

Cette analyse oublie les références historiques du socialisme français et fait par ailleurs  la part belle à “la gauche de gauche”, différenciée de “la gauche de la gauche” en ce qu’elle continuerait à porter l’idéal de la gauche institutionnelle, elle même quelque peu idéalisée dans une essence révolutionnaire trahie. 

Les racines profondes du conservatisme français  ne sont-elles pas plutôt à rechercher dans l’opposition historique à la construction républicaine – la droite légitimiste chère à la tripartition du regretté René Rémond, incarnée toujours par un Sarkozy,  assez différente de la droite orléaniste libérale qu’aurait pu incarner F Bayrou - ? Ce qui n’enlève rien aux influences néo-conservatrices dans la posture idéologique d’un Sarkozy qui entend revenir à un certain ordre moral, faisant fi de l’État de droit.

Ce qui est en cause aujourd’hui, n’est-ce point la préservation de la démocratie dans sa perspective républicaine quand le néolibéralisme et le néo-conservatisme la désactivent? Le vocabulaire de la gauche radicale et mouvementiste emprunte souvent les termes de néolibéralisme et de néo-conservatisme pour désigner le système socio-économique et idéologico-politique dans lequel prospère le capitalisme financier légitimé par l’idéologie d’un nouvel ordre moral. L’analyse des relations entre capitalisme et posture morale n’est pas nouvelle. Le puritanisme protestant d’Outre-Manche et d’Outre-Rhin paraissait ainsi plus conciliable avec les processus d’accumulation du capital et de recherche du profit que le catholicisme romain, culturellement hostile à l’accumulation des richesses comme fin en soi. Le circuit du capital – “argent-marchandise-argent” qui permet à l’argent de faire des petits (A-M-A’) – , mis à nu par Karl Marx, s’épanouissait sans entraves auprès des anglo-saxons alors qu’il devait combattre, auprès des latins, bien des préjugés moraux hérités de la dénonciation de la recherche effrénée du profit (1). Pour Max Weber, cette attitude mentale fondait la tentative d’explication de l’avancée relative du capitalisme des pays anglo-saxons.

Aujourd’hui le retour à l’ordre moral pourrait apparaître, d’une certaine façon, comme antinomique de l’explosion et de la sacralisation du marché, ce Veau d’or des sociétés occidentales. Dans sa préface à l’ouvrage de Wendy Brown, récemment traduit en français, “Les habits neufs de la politique mondiale – néolibéralisme et néoconservatisme”, Laurent Jeanpierre nous éclaire sur les rapports complexes du néolibéralisme et du néo-conservatisme. Ce dernier serait en réalité “une virtualité inhérente à la rationalité politique néolibérale”, étudiée jadis par Michel Foucault sous le terme de “gouvernementalité”. Ces concepts peuvent se définir comme “conduite des conduites”. “Ils réunissent, nous dit Jeanpierre citant Foucault, ” l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques” qui permettent d’imposer des normes de comportement à des individus et des groupes.” Le néolibéralisme étant pour Brown “l’ensemble des techniques de contrôle d’autrui et de soi par accroissement des choix plutôt que par diminution de la liberté, ou plutôt par accroissement des choix ( et réduction de la liberté à l’acte de choisir), non seulement la liberté se doit d’y être autolimitée mais elle ne peut l’être désormais qu’en étant moralisée.” Ces analyses nous éclairent sur les processus en œuvre d’intrusion du religieux dans l’espace public de notre France laïque que N. Sarkozy vilipende et voue aux gémonies devant le Pape et la dynastie souveraine d’Arabie saoudite. A nous de décrypter le sens de ces processus pour les délégitimer, faute de quoi, ils pourraient asseoir durablement l’hégémonie des néo-cons, indispensable semble-t-il aux avancées du néolibéralisme. Avec cet ouvrage de Wendy Brown, il y a ainsi matière à méditer car sous les coups de buttoir et les effets conjugués du néolibéralisme et du néo-conservatisme, c’est la démocratie qui succombe ! Cette démocratie inventée à Athènes et remise à l’honneur par les courants républicains dans le sillage des Lumières avant que les libéraux n’en usurpent plus tard toute la paternité.

Pour sauver ce qui doit l’être et retrouver une capacité offensive dans notre guerre de position, je reviens sur « une position centriste radicale et républicaine par refus des vieilles politiques de chimères ou de renoncements » déjà publiée sur ce blog. Elle mérite toujours quelques explications.(2)

Dans la tradition révolutionnaire, le centrisme n’a pas du tout la même acception que dans le langage politicien usuel. Il signifie une posture intermédiaire non pas entre la gauche et la droite mais entre courants de gauche. Ainsi Jean Longuet, petit fils de Karl Marx, passé par le guesdisme puis “le jauressisme de gauche”, fut-il qualifié de “centriste”  pour ses positions conciliantes envers l’aspiration à la reconstruction, sous réserves, de l”Internationale – après la faillite de la seconde - en réfutant néanmoins les exigences de Zinoviev et de Lénine au congrès de Tours de 1920. Jean Longuet devait finalement se ranger aux raisons d’un Léon Blum que celui-ci exposa dans son discours historique préparé par un mentor du socialisme français : Lucien Herr. Ce discours, “trop connu pour ne pas être méconnu” selon Philippe Corcuff, révêle “une tradition française réformiste révolutionnaire” susceptible de bousculer les idées reçues des militants communistes, trotskyste et /ou altermondialiste. “Les militants socialistes actuels qui croient, selon P Corcuff, que le socialisme français constitue une version vaguement sociale de l’économie de marché n’en seront pas moins perturbés par la radicalité du propos”.

Dans ces temps présents de nouveaux questionnements de toute la gauche après la victoire idéologique et politique du néolibéralisme , la position “centriste” originale et originelle  - sur laquelle nous reviendrons plus loin – peut nous éviter un double écueil :

-  Celui de l’abandon par la gauche de l’essentiel de ses valeurs et principes au prétexte d’un prétendu  caractère indépassable de l’économie de marché dominée par le néolibéralisme. C’est hélas déjà une réalité incontestable avérée par de trop nombreux exemples : la posture du gouvernement Fabius en 1984 dans la lignée de la “parenthèse libérale” augurée par son prédécesseur à Matignon; l’adoption et la mise en oeuvre du “grand marché”,  de “l’acte unique”, des  traités de Maastricht et d’Amsterdam sous les gouvernements Rocard, Bérégovoy et Jospin – ce dernier ayant par ailleurs pulvérisé le record de cessions d’actifs d’entreprises nationales sous  sa législature et appuyé le camp favorable au TCE en 2005 – ; le positionnement actuel prétendument social-démocrate mais parfaitement social-libéral d’un président Hollande et de son gouvernement qui conduisent une vraie politique économique de l’offre.

- Celui du refuge dans la tradition séculaire néo-guesdiste, – incarnée jadis par Guy Mollet -, ou bien dans cette fonction tribunitienne, – celle attribuée jadis au PCF par le politologue Serge Lavaud -, s’accompagnant d’un maximalisme verbal, auquel succombe « la gauche de la gauche », une partie de « la gauche de gauche » et même nos frondeurs qui manquent parfois de suite dans les idées quand les courants d’extrême-gauche  demeurent totalement étrangers à toute perspective d’exercice du pouvoir et se perdent souvent en conjectures dans d’épuisantes querelles de chapelles parfaitement ésotériques pour le profane. 

Pour sortir de ces impasses, la posture centriste pourrait se définir comme une ouverture aux réflexions des courants critiques de “la  gauche de gauche” et de  l’altermondialisme tout en assumant pleinement les réalités et évolutions historiques de la gauche. Inscrite définitivement dans la tradition républicaine jauressienne du socialisme français – qui porte  haut l’exigence démocratique avec la visée laïque et citoyenne -, la gauche reste le creuset d’une perspective sociale audacieuse. Le néolibéralisme – qui n’est rien d’autre qu’une victoire du capitalisme financier sur le monde du travail –  doit donc être combattu avec détermination et réalisme. Il appartient ainsi aux forces de gauche d’entamer et de contester sa légitimité. (3)

La question de la refondation républicaine dans une France en proie au terrorisme se pose dans cette problématique ”centriste” à la recherche de l’ambition du réalisme pour sortir des impasses ; celle d’une gauche de la gauche anti-libérale, cantonnée dans un rôle protestataire et celle d’un républicanisme sécuritaire sans visée affirmée de transformation sociale. D’où notre posture résolument éclectique, fondée sur la critique radicale du néolibéralisme (4) mais profondément ancrée dans les fondamentaux républicains du socialisme de Jaurès. Rompant avec des réflexes idéologiques pavloviens, ce nouveau ”centrisme” a besoin d’être expliqué pour devenir un nouveau point d’équilibre à gauche entre différentes sensibilités. C’est un défi encore loin d’être relevé, écrivions-nous déjà en 2007, en éditant, à quelques mots près ces réflexions pour refonder la gauche sur un socle laïc et républicain dans une France pourtant déstabilisée, d’abord par la fracture sociale mais aussi par un certain relativisme culturel qui met à mal les principes de la France républicaine.

Cette France tant aimée du grand historien du monde méditerranéen, Fernand Braudel. Cette France « qui se nomme diversité » et sur laquelle il osait poser, avec pertinence et intelligence, les questions majeures de son avenir, notamment celle de l’immigration et de l’intégration des populations en provenance de l’autre rive de la Méditerranée, dans son merveilleux ouvrage, plein d’humanité, « l’identité de la France » publié en 1987, l’année qui suivit sa disparition (5).

Xavier Dumoulin

(1) Ma note sur la baisse tendancielle du taux de profit et l’évolution du capitalisme monopoliste d’Etat  en capitalisme financier mondialisé.

Le taux de profit est le rapport du profit au capital, lequel intègre capital constant (locaux, machines, matières premières etc.) et capital variable (salaires). La baisse tendancielle du taux de profit est liée à l’augmentation de la composition organique du capital, c’est-à-dire de la modification du rapport entre capital constant et capital variable au détriment du capital variable seul créateur de plus-value. Absolue (plus de temps volé) ou relative (captation des gains de productivité liés à l’augmentation de l’investissement – en quelque sorte le travail mort – et à l’organisation du travail), la plus-value est en effet extorquée aux travailleurs sous forme de sur-travail (non rémunéré).

Selon les économistes marxistes, cette modification est une contradiction forte du capitalisme qui continue cependant à accroître ses profits malgré cette tendance en trouvant de nouvelles formes d’exploitation à l’âge de l’impérialisme et des monopoles – pillage du tiers monde, spéculation financière accrue avec la globalisation, etc. – ou de nouveaux cadres d’intervention – le capitalisme monopoliste d’Etat (CME) qui assure une certaine socialisation des coûts par la collectivité nationale (industrie nationale permettant des tarifs bas pour les entreprises – électricité, transport, infrastructures, etc.- des prestations sociales et de services liés à la reproduction de la force de travail – couverture sociale, chômage, santé, vieillesse, hôpitaux, éducation nationale, etc). Ainsi externalisés, ces coûts ne rentrent plus dans la composition du capital. Cependant une partie d’entre eux sont à la charge des entreprises du fait des prélèvements sociaux obligatoires, sorte de salaires différés.

Aujourd’hui, la théorie du CME n’est plus à même de traduire la réalité du nouveau capitalisme à l’âge de la globalisation. Annoncée par Lénine et en vogue jusqu’à la fin des années 70, cette théorie analysait la connivence entre le grand capital monopolistique – national et international – et l’Etat. La sphère publique prenait en charge les activités non rentables et les investissements collectifs lourds, facilitant la rentabilité des grandes entreprises, ainsi allégées dans leurs coûts de production tandis que les commandes publiques dans des secteurs porteurs assuraient d’importants débouchés. La réalité actuelle a sensiblement modifié les rapports entre l’Etat et les monopoles. D’une part, l’internationalisation du capital et l’interpénétration des économies se sont considérablement développées, rendant plus difficile la régulation étatique nationale, d’autre part, la globalisation financière a radicalement réorienté les stratégies des entreprises, à la recherche de placements financiers spéculatifs plus rémunérateurs que l’investissement productif – d’où le phénomène des licenciements boursiers. La socialisation des grands moyens de production à l’échelle nationale promue par les théoriciens du CME n’est donc plus une réponse pertinente, la gauche gouvernementale ayant par ailleurs totalement renoncé à mener une politique industrielle dans le cadre d’une planification démocratique. L’Etat perd la maîtrise des secteurs bancaires, énergétiques et productifs et remet en cause sa sphère d’intervention sociale, laissant plus de place à la régulation par le marché dans un processus de financiarisation de l’économie.

(2) Lire aussi notre note sur ce blog

Quelle alternative à cette gauche des chimères et des renoncements? Comment sortir de cet enlisement et de cette étrange connivence entre discours maximalistes et frilosité politicienne?Pourquoi faut-il mettre le cap sur la reconquête d’une république sociale?

(3) Il s’agit d’un  engagement concret de soutien et de relais aux luttes des salariés et aux aspirations populaires, en France, en Europe et dans d’autres régions du monde, couplé d’un travail d’analyses, d’échanges et  d’éducation populaire.  Une telle perspective – en contrepoint absolu avec la logique du néolibéralisme – suppose l’élaboration collective, en France, d’un  projet politique visant à souder un “Front de classes” d’abord  ancré dans les couches populaires ( sans oublier les travailleurs précaires ) et trouvant ses appuis dans de larges fractions du salariat, des travailleurs indépendants et des couches intellectuelles. C’est le combat pour une nouvelle hégémonie culturelle et idéologique autour des valeurs républicaines et sociales de la gauche française ! C’est une volonté de peser pour une Europe solidaire vraiment européenne, tournée vers le Sud et l’Est en contrepoids à la mondialisation libérale et à l’unilatéralisme américain.

(4) Mon article dans ce blog sur les sept piliers du néolibéralisme

Dans son manifeste altermondialiste, l’association ATTAC développe ses analyses pour servir le débat public. L’introduction est réservée au diagnostic du néolibéralisme.

Le premier pilier du néolibéralisme c’est le libre échange et la libre ciculation des capitaux, les deux facettes du même processus de marchandisation du monde. L’OMC assure une concurrence directe des travailleurs et des systèmes sociaux et exacerbe les contradictions entre les pays du centre et ceux de la périphérie. On assiste au laminage des souverainetés populaires, à l’apauvrissement des peuples soumis aux plans d’ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale. L’Union européenne s’attache aux mêmes objectifs, soumettant ses états à la concurrence libre et non faussée. L’affirmation des souverainetés populaires est nécessaire pour contrer ce processus.

 Le deuxième pilier est une approche de la nature comme réserve inépuisable et comme dépotoir. Elle se traduit par l’accaparement des ressources naturelles et de la biodiversité par les multinationales du Nord et des pays émergents tandis que les pays pauvres du Sud sont voués à accueuillir les déchets polluants et dangereux et sont surexposés aux changements climatiques. La réponse est dans l’affirmation des biens publics et communs (eau, énergie,etc.).

Le troisième pilier est la mise sous tutelle de la démocratie. Le néolibéralisme affirme le lien entre les libertés économiques et politiques en taisant les contre-exemples (Chili de Pinochet ou Chine). ATTAC dénonce la politique africaine de la France dictée par des considérations économiques ( pétrole et phosphate). Pour libérer la démocratie de ses tutelles il faut de nouvelles formes de participation populaire, une formation à la citoyenneté garantie par l’éducation, le droit d’être informé et le droit d’informer.

Le quatrième pilier c’est les politiques publiques au service des propriétaires du capital. Les dérégulations publiques profitent au tout marché. Les politiques publiques garantissent l’attractivité des territoires pour les entreprises par la stabilité de la monnaie, les taux d’intérêts élevés, la circulation des biens, des services et des capitaux. Les politiques publiques sont aussi internationales : FMI, Banque mondiale et OCDE formée des trente pays les plus riches et dont les études et les préconisations apparaissent comme une machine de guerre idéologique pour la promotion des politiques libérales.

Le cinquième pilier c’est le pouvoir absolu des actionnaires dans l’entreprise qui marque une rupture avec les modes de gestion de l’après-guerre fondés sur un compromis entre les entreprises, les pouvoirs publics et les syndicats. Les actionnaires recherchent le profit au détriment de l’investissement. Les transactions financières et les opérations sur le marché des changes s’opèrent dans un marché mondial dérégulé qui tue la démocratie sociale : licenciements boursiers, délocalisations, absence de démocratie dans les entreprises.

Le sixième pilier c’est la guerre permanente et les politiques sécuritaires. La guerre sert le contrôle des ressources énergétiques avec l’appui des régimes réactionnaires chez qui prospère le fondamentalisme. Le rôle des Etats Unis et même de la France est dénoncé par ATTAC.

Le septième pilier relève du formatage des esprits. La mondialisation est présentée comme inévitable et souhaitable. L’entreprise idéologique est conduite sous l’égide des grands médias, des élites administratives, politiques et parfois syndicales. Elle s’appuie sur la critique du totalitarisme et du populisme (stigmatisation de la politique de Chavez). Elle développe sa légitimité dans l’industrie américaine du cinéma porteur de l’ “american way of life”. Le refus de l’impérialisme culturel et linguistique par la promotion de la diversité des cultures et des langues constitue la réponse à cette offensive.. Ce diagnostic permet de mieux cerner le néolibéralisme. Ce manifeste est disponible en librairie. “Manifeste altermondialiste” aux éditions mille et une nuits, janvier 2007 (2,50 euros).

(5) L’identité de la France – Les hommes et les choses – Chap 2 ; III P 165 Les derniers problèmes : triomphe de la médecine, restriction des naissances, immigration étrangère. Arthaud-Flammarion 1986

Ci-dessous cet extrait du journal Les Inrocks

03/09/2016 | 19h48

Un documentaire émaillé de témoignages sur l’apport de Braudel, l’homme de la “longue durée”, qui replaça l’histoire dans un contexte plus vaste, géographique, temporel et économique.

Biographie documentaire de Fernand Braudel (1902-1985), l’un des principaux chantres de ce qu’on a nommé la “Nouvelle Histoire”, ne consistant pas simplement à narrer la vie des rois, les guerres et les événements majeurs, tout en égrenant les dates comme des mantras (“1515”, “1789”, “14-18”, etc.), mais à resituer les peuples et les pays dans un cadre temporel et géographique bien plus large.

En gros, Braudel, avec ses collègues de la revue des Annales fondée par Lucien Febvre, son maître à penser, et Marc Bloch, fusillé par les nazis, ont apporté à la connaissance du passé l’expérience des sciences humaines et de la géographie, et donné naissance à ce courant historique qu’on appelle l’école des Annales

Dans ce film didactique, éclairé par les interventions de toutes sortes de personnalités qui ont côtoyé ou pratiqué Braudel, on replace l’historien dans son contexte historique personnel, celui de son existence, qui l’a mené de sa Lorraine natale jusqu’au bout du monde ; par ses voyages et ses recherches, il imposera une vision plus globale de l’étude des faits et des peuples, préfigurant sur le plan des idées ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation.

Il a compris qu’il fallait s’intéresser aux flux et aux courants humains sans se restreindre aux pays et aux dates – de la même manière qu’on doit prendre en compte l’effet du Gulf Stream sur tout l’hémisphère Nord quand on étudie le climat d’un lieu particulier –, et mettre en perspective les événements ponctuels et l’évolution de l’humanité sur de grands espaces et des périodes étendues. C’est ce qu’on a appelé la “longue durée”, dont l’étude est un des grands axes de la pensée braudélienne.

Comme il l’explique lui-même dans une des archives du film,

“le temps de l’Histoire, le temps des hommes, le temps de la vie sociale, est un temps multiple, qui est formé de temps très brefs, de temps plus longs, de temps très longs, et de temps de longue durée qui peuvent sembler immobiles, mais qui ne le sont pas.”

Le documentaire est ainsi émaillé d’extraits d’émissions de télévision auxquels Braudel participa, comme par exemple Apostrophes , où  Bernard Pivot, présentant l’historien avec sa verve coutumière, réclame pour lui la création d’un prix Nobel des sciences humaines, lors de la publication complète d’un des trois ouvrages-phares de celui-ci, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle (1979).

Contre “le roman de la Nation”

Sa fille, Françoise Braudel-Pineau, divers philosophes, géographes, et ses pairs historiens témoignent, comme le Polonais Krzysztof Pomian, ou bien Marc Ferro, du comité scientifique des Annales, qui résume ainsi l’apport de Braudel :

“Ce qui le passionnait, ce n’était pas seulement la connaissance historique, c’était l’organisation d’une connaissance de l’histoire qui mettrait fin à ce qu’on appelait “l’histoire bataille“, c’est à dire celle des bons et les méchants […] Il voulait rompre avec ce qu’on appelle maintenant ‘le roman de la Nation’, qui est en débat parce qu’il faut y mettre fin”.

Un débat toujours d’actualité, comme le montre récemment le souhait du candidat Fillon de “réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national”.

Des extraits de l’œuvre de Braudel sont lus, et l’essentiel de son parcours décrit posément : sa naissance dans un village lorrain ; son agrégation ; ses débuts dans le professorat en Algérie à 21 ans – source de sa plus grande fascination, la Méditerranée, son premier sujet d’études majeur, qui lui inspirera plus tard le grand ouvrage de référence La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949).

Lors d’un séjour de deux ans à l’université de Sao Paulo au Brésil (1935-37), il rencontre certains précurseurs des sciences sociales et du structuralisme (comme Claude Lévi-Strauss) ainsi que son maître à penser Lucien Febvre (sur le bateau du retour).

Envoyé en captivité en Allemagne (1940-1945), il met son isolement à profit pour rédiger La Méditerranée, sans le secours de ses précieuses notes. En retrouvant la France, il prend la direction des Annales, entre au Collège de France et crée la Maison des Sciences de l’Homme (1963).

L’économie maîtresse

Au moment où il vient d’entamer le dernier chapitre  de son grand œuvre, L’Identité de la France (1986), que la mort ne lui laissera pas le temps de terminer, il entre à l’Académie Française. La grande affaire de Braudel, à l’aune de laquelle il scrutera l’évolution de la civilisation, c’est l’économie, qui gouverne le monde, et sera l’enjeu de son livre Civilisation matérielle… Cet aspect est naturellement abordé dans le film.

En revanche on ne mentionne pas les impasses de Braudel qui, en dédaignant les “soubresauts du temps court” s’opposait à l’événementiel mais aussi à l’idéologie. Il n’étudiera pas le rôle de la religion dans La Méditerranée, et se refusera assez régulièrement à commenter les événements politiques. Une telle dimension manque peut-être à sa réflexion. Car Braudel a moins été un sismographe de la pensée en mouvement que des transformations matérielles de l’humanité. Un matérialiste non marxiste.

L’homme qui réinventa l’histoire : Fernand Braudel Documentaire de Didier Deleskiewicz Lundi 5 septembre, 23 h 30 France 3