La migration se définit comme le mouvement saisonnier et régulier, accompli entre deux territoires distincts par tout ou partie des individus d’une espèce d’oiseaux. Eclairage historique et culturel

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La migration des oiseaux est un phénomène naturel identifié depuis toujours dans le Sud Ouest comme un marqueur symbolique du passage des saisons. Dans toute la région, les cohortes de grands voyageurs font lever les yeux au ciel, déclenchant des réactions passionnelles chez « l’homo aquitanus ». Cette situation, qui va jusqu’à se réclamer de « l’identitaire », ne doit cependant pas sa genèse au seul registre culturel. Une observation de la géographie de l’Aquitaine et de l’écologie des oiseaux concernés permet d’en approcher les fondements originels.

La migration se définit comme le mouvement saisonnier et régulier, accompli entre deux territoires distincts par tout ou partie des individus d’une espèce d’oiseaux. Ce mécanisme comportemental inné est surtout une réponse aux variations de disponibilité alimentaire – temporelle ou spatiale- à laquelle les oiseaux ont à faire face au cours de leur cycle annuel. La clé de la migration est donc la nourriture. Ces mouvements considérables de vie animale existent depuis 15000 ans. A la fin de la dernière glaciation, des espèces opportunistes ont accompagné le réchauffement climatique en occupant les espaces qui dégelaient et se trouvaient de fait, vierges de toute concurrence. Une grande partie du retrait glaciaire sur l’hémisphère nord a ainsi été colonisée par les oiseaux issus des régions tempérées du bassin méditerranéen et de l’Afrique. C’est ce phénomène « d’expatriation initiale » qui contraint de nos jours encore, les populations les plus nordiques à fuir avant le début de l’hiver en direction de ce qui était il y a bien longtemps, leurs terres d’origine. A la rigueur de la saison froide correspond en effet une difficulté d’accessibilité (neige, glace), voire une disparition des ressources alimentaires, qui les contraint à migrer vers des territoires où la nourriture est encore disponible (90 % des espèces nichant dans l’arctique sont migratrices). Ils accomplissent pour cela d’immenses voyages dont la direction globale sur le continent européen se situe sur un axe nord-est sud-ouest. Sur ce trajet, la France est au carrefour des différents flux descendant vers le Sud.

 

Au croisement des flux

Les oiseaux arrivent de toute l’Europe du nord, de la Russie, et de bien plus loin encore, au delà la lointaine Sibérie. A l’ouest, l’Islande envoie ses bataillons emplumés, renforcés par ceux descendant des côtes du Groenland et même du Grand Nord Canadien. Pour la plupart, ces oiseaux ne font que transiter par notre pays, poursuivant leur voyage à travers l’Espagne vers le bassin méditerranéen ou l’Afrique. L’Aquitaine se situe donc au cœur de cette convergence fantastique qui concerne sans doute des dizaines de millions d’individus chaque automne.

Plusieurs particularités géographiques vont renforcer l’importance de ces passages dans la région, et en accentuer la concentration.
La côte atlantique est ici rectiligne, orientée selon un axe presque parallèle à celui utilisé par les migrateurs postnuptiaux (postnuptial = se dit de la migration qui s’effectue après la période de reproduction, à partir de la fin de l’été (on dit aussi « migration de descente » du nord vers le sud).Prénuptial, est le mouvement migratoire qui a lieu avant la reproduction (« migration de remontée ou de retour » du sud vers le nord).). Pour les oiseaux terrestres, comme la plupart des passereaux, des rapaces et pour tous les oiseaux planeurs comme la Cigogne blanche, l’océan constitue une barrière infranchissable, un obstacle effrayant qu’ils ne peuvent que longer. En effet, les étendues marines ne procurent à ces espèces aucune zone de repos, d’alimentation, ou d’ascendance thermique favorisant le vol plané. Pour les oiseaux marins qui eux par contre migrent au ras des vagues en longeant le plateau continental riche en nourriture (petits poissons, céphalopodes), cette côte sert aussi de limite, de repère à une route toute tracée pour continuer le voyage vers les rivages d’Afrique. Des dizaines de milliers de goélands, de mouettes, de sternes ou de canards marins comme la Macreuse noire, vont ainsi longer les plages de la Gironde et des Landes, suivant un chemin parallèle aux centaines de milliers de Pinsons des arbres et de Verdiers qui descendent vers le sud en volant au ras de la dune. La pointe du Cap Ferret en Gironde, les digues de Capbreton et de Tarnos dans les Landes, et la pointe Ste Anne au Pays Basque, vont être les scènes privilégiées de ces mouvements contigus.

L’estuaire de la Gironde et ses marais attenants, le chapelet des lacs aquitains, les barthes de l’Adour, les étangs d’Orx et surtout les vasières du Bassin d’Arcachon, vont jouer ce rôle crucial d’escale incontournable

Les presqu’îles orientées parallèlement à la côte, bénéficient, en plus d’un effet « entonnoir » qui amplifie localement l’importance des passages. Les oiseaux longeant les rives de chaque côté de la péninsule se retrouvent spectaculairement concentrés à son extrémité. La pointe du Médoc voit ainsi transiter des dizaines de milliers de migrateurs au printemps (Hirondelles, Martinet noir, Tourterelle des bois; tous remontant vers le nord pour y nicher), au Cap Ferret, et pour d’autres espèces, c’est en centaines de milliers que ce phénomène se traduit à l’automne.

La plupart des oiseaux aquatiques (canards, oies, limicoles) migrent en effectuant des escales régulières dans des sites où ils peuvent trouver les ressources énergétiques leur permettant d’assurer la suite du voyage. Ces étapes séculaires sont indispensables pour ces migrateurs qui souvent se déplacent par « sauts de puces » successifs de quelques centaines de kilomètres. L’estuaire de la Gironde et ses marais attenants, le chapelet des lacs aquitains, les barthes de l’Adour, les étangs d’Orx et surtout les vasières du Bassin d’Arcachon, vont jouer ce rôle crucial d’escale incontournable. Plusieurs de ces sites sont reconnus « d’importance internationale » pour la survie de ces migrateurs par la communauté scientifique européenne (Le camp du Poteau à Captieux et l’ancienne mine de lignite d’Arjuzanx ont un rôle similaire, mais spécifiquement pour la Grue cendrée. Ces deux réserves des landes de Gascogne voient en effet passer 90 % des Grues d’Europe de l’ouest, lors d’une courte escale migratoire, ou pour de longs mois d’hivernage). 

Enfin, les oiseaux descendant vers l’Afrique auront une raison majeure pour concentrer leurs couloirs de vol sur l’Aquitaine, la chaîne des Pyrénées barre en effet la route. Les altitudes requises pour franchir ces montagnes dans la partie la plus élevée demandent des efforts considérables à la plupart des espèces, volant habituellement entre 300 et 1500m. Le coût énergétique d’une telle option est évité en glissant le long du piémont, ou en orientant le vol bien en amont, pour passer à l’ouest, par les cols du Pays Basque : nettement moins élevés que ceux du reste de la chaîne, ils vont ainsi concentrer des quantités considérables d’oiseaux migrateurs lors des grands passages. La stratégie migratoire du Pigeon ramier, la mythique « Palombe », illustre bien à elle seule ce phénomène qui concerne pourtant des dizaines d’autres espèces moins « médiatisés ». Oiseaux planeurs comme les Cigognes blanche et noire, le Milan noir, la Bondrée apivore ; espèces utilisant le vol battu comme les Grives, les Tourterelles, ou les petits Passereaux ; ils seront ainsi des dizaines de millions à se retrouver dans l’entonnoir aquitain pour franchir les crêtes pyrénéennes par le goulet basque. Suivis et mis en valeur depuis 35 ans par les ornithologues, les cols de Lindux, Lizzarieta et surtout d’Orgambidexka en Haute Soule, sont maintenant connus dans le monde entier (chez les naturalistes du moins…) pour l’intensité et la diversité des mouvements migratoires qu’on y observe.

Une vision fantastique

 Bien évidemment, un phénomène naturel d’une telle ampleur, et qui était bien plus considérable encore avant la régression spectaculaire des populations migratrices enregistrée depuis le début de ce siècle, ne pouvait passer inaperçu pour les aquitains. Depuis des millénaires, ils ont exploité ce qui reste encore pour beaucoup une manifestation divine sur laquelle l’humain n’a pas de prise, une « manne céleste » toujours renouvelée.
Le paysage social de la région ayant conservé jusque très tard une nette prédominance des activités rurales, le rapport entre l’homme chasseur et cette « parcelle de nature disponible à la récolte » que constituent les oiseaux migrateurs, a toujours été particulièrement étroit. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la diversité des techniques et des stratégies développées pour leur capture. Il est difficile de trouver à l’échelle de notre vieux continent et sans doute plus loin encore, un territoire où l’ingéniosité humaine ait été à ce point mise à profit pour tuer des oiseaux. Du piège le plus rustique, l’assommoir utilisant une pierre plate, au filet manié selon une technique extrêmement codifiée dans quelques cols basques réputés, les techniques et les méthodes les plus diverses et les plus novatrices ont été mises à profit, et continuent de l’être encore de nos jours (La miniaturisation de l’électronique sonore et les derniers développements des technologies de vision nocturne, en vente libre chez les détaillants d’articles spécialisés bien que d’utilisation interdite, apparaissent très en vogue chez les chasseurs de migrateurs locaux lorsqu’ on analyse le contenu des procès verbaux dressés par la garderie ces dernières années).

La régression continuelle des espaces naturels ou peu modifiés est ici comme ailleurs largement engagée

Dans les anciennes sociétés rurales de l’espace aquitain, l’apport protéinique tiré de la chasse des oiseaux migrateurs a été un élément important pour l’équilibre alimentaire des populations paysannes. Si l’on identifie de nos jours « une » période de pratique parce qu’elle est réglementée et qu’elle correspond au passage annuel le plus spectaculaire (fin d’été et automne), il faut bien voir que dans cette région, les mouvements de migration débutent courant janvier pour se tarir en…décembre suivant (Pour autant qu’une vague de froid ne vienne pas au cours de cette « trêve hivernale » pousser les oiseaux séjournant plus au nord. Il y a quelques décennies à peine, la chasse « officielle » commençait en juillet pour finir en avril, avec une reprise locale durant tout le mois de mai pour le Médoc…), avec une brève interruption entre juin et juillet. On voit donc que la « saisonnalité » de la pratique était largement étendue, et que les investissements intellectuel et matériel qui y étaient rattachés se justifiaient pleinement, étant potentiellement « rentables » sur le plan strictement alimentaire pratiquement toute l’année.
Cette activité considérable centrée sur la capture des oiseaux à travers les siècles a donné lieu à un ensemble d’usages, de coutumes, d’élaboration de mythes et de convictions qui constituent une véritable culture partagée dans l’ensemble des micro régions composant l’Aquitaine. La traduction culinaire de cet état de fait en est l’une des manifestations les plus connues (Bécasse à la ficelle, salmis de Palombe, Alouettes en brochettes, Ortolan en cassolette, …). Cependant, les mutations de l’espace rural engagées à partir des années 50, l’arrivée d’une supra-nationalité taxée « d’élément de nivellement culturel », l’émergence d’une nouvelle forme de représentation de la nature par la population devenue majoritairement citadine, tous ces faits ont concouru à déstabiliser les chasseurs de migrateurs.

De culturelle (inscrite dans la nature des choses), la chasse est devenue revendicative, et a glissé vers l’identitaire en se radicalisant sous les « menaces » réelles, supposées ou fantasmées. De pratique naturelle du quotidien paysan, la chasse aux migrateurs est entrée avec vigueur sur le terrain du jeu politique dans les années 80, avec des succès non négligeables à la clé. Il est à ce sujet significatif de remarquer la corrélation entre la répartition géographique de ces résultats électoraux et celle des concentrations des passages de migrateurs. De cette cartographie commune émergent les régions littorales du Nord – Pas-de-Calais, du Cotentin, de la Loire-Atlantique, de la Charente maritime, du Roussillon, des Bouches-du-Rhône, du Var, et bien entendu, les départements aquitains. L’ancrage de ce mouvement politique s’est donc fait pour l’essentiel sur les territoires de « passage », sur des espaces où la présence des oiseaux est souvent vécue comme providentielle, voire miraculeuse. Des lieux où toute responsabilité de l’homme sur ces phénomènes est revendiquée comme étant par essence subjective.

Passer à l’avenir

L’Aquitaine est pour nombre d’oiseaux un passage obligé, une terre de migration dont depuis la nuit des temps, l’homme a su tirer un parti qui constitue un marquage culturel de cette région. Les connaissances acquises ces dernières décennies dans la compréhension du phénomène migratoire mettent en évidence la fragilité d’une forte proportion des populations aviennes transitantes. Si les raisons sont souvent globales et à rechercher aussi au delà de nos frontières (disparition des habitats naturels, bouleversement des espaces agricoles, empoisonnements par la pollution phytosanitaire, perturbations liées au réchauffement climatique,…), cela ne dédouane pas pour autant l’Aquitaine de ses responsabilités. La régression continuelle des espaces naturels ou peu modifiés est ici comme ailleurs largement engagée, les goulets et les escales majeures où les migrateurs se concentrent ne bénéficient d’aucune protection spécifique, des pratiques cynégétiques d’un autre âge sont encore revendiquées par certains avec un aplomb qui sidère jusqu’à la communauté des chasseurs.

Une dégradation de cette situation n’aurait pas seulement des conséquences néfastes sur le plan de la conservation de la nature ou sur l’image de l’Aquitaine auprès de nos voisins, le capital culturel de cette région pourrait aussi en être durablement affecté. Chasseurs et conservateurs sont sur ce sujet, plus qu’ailleurs sans doute, obligés de s’accepter et de travailler de concert pour susciter de nouvelles politiques publiques. Les oiseaux migrateurs n’appartiennent à personne, mais ils sont sous la responsabilité de tous. Ils sont aussi à partager sur le plan symbolique comme matériel avec tous les habitants des territoires qu’ils fréquentent, que ceux-ci les revendiquent ou non. Il est donc du devoir de chacun d’oeuvrer à préserver ce fantastique capital, pour que longtemps encore, les aquitains et les autres, aient du bonheur à lever les yeux au ciel sur un vol soigneusement aligné vers sa lointaine destination.