« Être libre en politique, c’est avoir l’intelligence de son temps » Tribune de Jean-Pierre Chevènement pour l’hebdomadaire « Le Point », parue le 2 mars 2021
Créé par sr07 le 20 mar 2021 à 5:32 | Dans : Articles de fond, Blog du Che
« Être libre en politique, c’est avoir l’intelligence de son temps »
Tribune pour l’hebdomadaire « Le Point », parue le 2 mars 2021
La menace des pandémies ? Nos sociétés en ont vu d’autres et les ont toujours surmontées. Il n’y a pas de raison de penser que la science ne permettra pas d’inventer les nouveaux vaccins qui permettront d’en venir à bout. Plutôt que de nous abandonner à la pusillanimité, nous serions mieux inspirés de méditer la pensée de Roosevelt : « De toutes les peurs dont nous devons nous garder, la principale est la peur elle-même. » La confiance en l’homme et en sa raison est le fondement le plus solide de la civilisation occidentale. Sachons la maintenir, même si c’est à rebours du temps, hanté par la « collapsologie. »
Certes, la civilisation chinoise, de forme impériale, est aussi une civilisation millénaire, mais sa perpétuation sous la forme d’un parti unique se réclamant d’un socialisme mythique, laisse une pluralité d’avenirs ouverts. Ne perdons pas confiance dans les vertus de la liberté ni dans les capacités d’adaptation de la démocratie. La Chine est à la veille de transformations encore plus impressionnantes et imprévisibles que celles, formidables, qu’elle a déjà connues. Elle changera encore, tout comme le reste du monde. Veillons seulement à ce que ces changements interviennent selon les règles du jeu fixées en commun et répondant à nos intérêts. Elle n’est pas notre ennemie, dès lors qu’elle respecte ces règles. Il faudra faire avec, sans cesser d’affirmer nos principes.
Appliquer le principe de non-ingérence
D’autres lourds nuages s’accumulent à un autre coin de l’horizon. Le monde musulman est en crise, coincé entre une interprétation littéraliste et figée de ses textes sacrés et les défis d’une modernité agressive. Comme les États-Unis en Afghanistan, la France est enlisée au Sahel dans un « nation-building » sans perspective discernable à terme rapproché. Comme l’a en effet montré un des meilleurs spécialistes de la région, Stephen Smith, nous nous heurtons presque partout à des États et à des forces armées locales défaillantes : à vouloir tout faire à la place des peuples sahéliens (ou plus généralement musulmans), nous céderions à un péché d’orgueil. La seule légitimité de notre intervention est de combattre le terrorisme djihadiste quand il menace nos pays. Nous ne pouvons pas empêcher les tentatives de « réconciliation nationale » avec des opposants se réclamant plus ou moins de l’islam. La question de la gouvernance locale doit être laissée aux forces locales. Sinon, nous serons accusés d’« ingérence ».
Comme l’observe Stephen Smith, l’opinion publique en Afrique assimile le mal d’État à la corruption et celle-ci à l’Occident (en l’occurrence la France). C’est une vue réaliste des choses d’anticiper l’apparition sous la pression de l’opinion publique de nouveaux « codes de conduite » ancrés dans l’islam. L’Afrique de l’Ouest (mais cela correspond à tous les pays de l’aire islamique) cherche une forme politique qui correspond à sa civilisation. Le réalisme commande la non-ingérence dans des formes de gouvernance qui relèvent d’abord des affaires intérieures des autres États. Cette position est conforme à nos principes et à la charte des Nations unies. Elle n’implique aucune complaisance idéologique : nous sommes fondés à combattre sans restriction le terrorisme islamiste quand il nous vise et l’idéologie islamiste quand elle met en cause notre République, c’est-à-dire prétend imposer sa loi sur notre sol. La non-ingérence dans les affaires des autres ne nous empêche pas, bien au contraire, de favoriser en France même un islam intériorisé, respectueux des lois de notre République.
Refuser l’engrenage de la guerre sans fin
Donnons-nous une large marge de manoeuvre pour combattre nos adversaires véritables. Dans les pays qui appartiennent à l’aire islamique, c’est aux armées locales de mener le combat pour une gouvernance répondant aux aspirations des peuples. Ceux-ci préfèrent généralement un islam tranquille aux déchaînements de l’islamisme radical. Il y a dans l’islam une école littéraliste, dite école « hanbalite » (du nom d’Ibn Hanbal qui vivait au IXe siècle). Cette école constitue en période de crise le terreau de sursauts djihadistes, ainsi à l’époque des croisades et des invasions mongoles avec Ibn Tammiya, ou face à la colonisation, ainsi le Mahdi au Soudan à la fin du XIXe siècle. Mais en temps ordinaire, les excès du djihadisme ont toujours été contenus par les Empires (ottoman, perse ou moghol) et plus généralement par les États. C’est plus que jamais aujourd’hui aux États d’assurer cette régulation. Vouloir le faire à leur place, c’est mettre le doigt dans l’engrenage de « guerres sans fin ». La France, pour utiliser judicieusement ses forces, doit être capable de les économiser. Cet aggiornamento que je préconise est seul en mesure de responsabiliser les grands États de l’aire islamique et de nous éviter des enlisements coûteux.
Me suis-je, dans cette digression, éloigné de mon sujet ? Non, ce me semble : j’ai abordé les deux plus grands défis qui se profilent à l’horizon international de la France, en leur cherchant une réponse efficace dans la longue durée, celle qui, seule, nous permettra de vaincre, avec nos moyens, tout en restant fidèle à nos principes et à l’héritage des Lumières. C’est cela être libre : « avoir le courage de chercher la vérité et de la dire » (Jean Jaurès, discours à la jeunesse, prononcé à Albi en juillet 1903) au bon endroit et au bon moment.
Source : Le Point
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