Histoire de quelques idées et concepts comme points d’articulation ou de contestation du Socialisme international et français par Xavier Dumoulin
Créé par sr07 le 18 juin 2024 à 16:03 | Dans : a2-Blog-notes politique de XD, Articles de fond
Extrait de nos travaux universitaires dans le cadre du Master d’Histoire Sciences sociales du politique Université Paris-Nanterre
A- De l’impérialisme aux nouvelles approches de la domination, du capitalisme financier et de la mondialisation
Références : Xavier Dumoulin
§ 1- Karl Polanyi
Avant d’évoquer les travaux d’auteurs marxistes, et pour mieux les saisir, rappelons qu’en 1944, Karl Polanyi dans « La Grande Transformation » critique radicalement la vision d’une internationalisation des économies comme « un processus organique de croissance amorcé au niveau local et dont la division du travail [chère à Adam Smith] serait le vecteur essentiel ». C’est le commerce au long cours qui va donner le départ d’une institutionnalisation du marché et envahir la vie économique occidentale avant de s’étendre à la planète précise Jacques Adda commentant l’œuvre de Polanyi qui s’appuie sur les travaux d’anthropologues du début du siècle (Bronislaw Malinovski et Richard Thurnwald notamment). « Polanyi montre bien que jusqu’à la révolution industrielle, l’institution du marché, bien qu’elle-même fort ancienne, n’a joué qu’un rôle secondaire dans la vie économique des différentes civilisations. […] Le propre des sociétés précapitalistes, du point de vue de l’organisation économique, est en effet que l’économie n’y existe pas en tant que sphère autonome mais se trouve systématiquement encastrée dans les relations sociales. En d’autres termes, le système économique, dans ses dimensions de production et de répartition du produit, est géré non en fonction d’une rationalité individuelle fondée sur la quête du gain, mais selon des mobiles non économiques aux premiers rangs desquels figurent les relations de parenté et les représentations religieuses. » Et J.Adda, poursuivant son commentaire du livre de Polanyi, précise que l’institution du système concurrentiel est l’œuvre de l’Etat des monarchies centralisées d’Europe occidentale, Angleterre et France notamment et « le marché comme institution gouvernant l’ensemble de la vie économique et sociale trouve son fondement dans le commerce international. »
§ 2-Ernest Mandel
Pour éclairer plus précisément les propos de Didier Motchane sur la mondialisation, situons-les dans les références marxistes plus larges au moment où celles-ci renouvellent les approches de l’impérialisme. Examinons d’abord les travaux d’Ernest Mandel développés au chapitre XIII sur l’impérialisme dans le troisième tome de son remarquable Traité d’économie marxiste. Cet économiste et théoricien marxiste de la IVe internationale de grand renom aborde ainsi avec force détails historiques les relations des nations occidentales et de leurs colonies, la genèse et le développement de l’impérialisme et notamment les flux économiques dans les différentes phases et formes de l’accumulation du capital. Il présente l’apport décisif des « capitaux volés » pour « l’accumulation du capital commercial et du capital argent qui, de 1500 à 1750, crée les conditions propices à la révolution industrielle ». Plus tard, « avec la révolution industrielle, et la production d’une masse sans cesse croissante de plus-value par le prolétariat d’Europe occidentale, le pillage direct des pays d’outre-mer passe au deuxième plan des sources d’enrichissement des classes bourgeoises occidentales […] (et) ne joue plus qu’un rôle d’appoint dans l’accumulation du capital européen. Il permet tout au plus l’entrée brusque dans la classe bourgeoise d’aventuriers qui s’enrichissent rapidement aux dépens des “races inférieures”. Mais les relations entre l’Occident et les pays déjà sous-développés n’en deviennent pas pour autant humanitaires ou égalitaires. Au pillage succède le commerce; mais ses effets seront souvent plus meurtriers encore que ceux des guerres de conquête. » Le colonialisme se développe ensuite particulièrement à l’âge du capitalisme des monopoles. « La bourgeoisie monopoliste n’est plus affamée de capitaux nouveaux; elle est affamée de surproduits, et trouve à sa disposition une pléthore de capitaux qui cherchent des champs d’investissements nouveaux… L’exportation de capitaux vers des pays lointains n’implique pas la même attitude envers le colonialisme que l’exportation de marchandises. […] Les prêts à l’étranger sont immobilisés dans des installations minières, industrielles, portuaires ou dans des plantations qu’il s’agit de défendre contre la masse “ignorante”, “paresseuse”, “fanatique” ou “xénophobe” des “indigènes”. L’époque du capitalisme des monopoles devient donc rapidement l’époque d’une revalorisation du colonialisme. Saisir des territoires étrangers et les fermer à la concurrence étrangère comme marché de produits finis, source de matières premières et de main d’œuvre à bon marché ou champ d’investissements de capitaux à exporter – c’est-à-dire comme source de surprofits : voilà ce que devient le motif central de la politique étrangère des pays capitalistes dès les années 1880.»
§ 3-Didier Motchane
« L’impérialisme, précise Didier Motchane, théoricien du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste (CERES), dans ses clefs pour le socialisme, est une conséquence de la concentration du capital et de la baisse tendancielle du taux de profit. […] La colonisation et la polarisation progressive du monde autour de blocs militaro-industriels constituent les deux aspects politiques principaux de l’impérialisme. Le colonialisme au sens strict correspond à la phase européenne de l’impérialisme et à un stade préliminaire de la constitution du capitalisme monopoliste d’Etat. Dès la fin du XIXe siècle, le colonialisme s’est manifesté, on le sait, non seulement par les conquêtes coloniales, mais par des démembrements de souveraineté imposées, pour garantir leur placement financier, par les grandes puissances capitalistes, à des Etats demeurés théoriquement indépendants (Chine, Turquie, Argentine, etc.). La quasi-disparition, dans les vingt années qui suivent la deuxième guerre mondiale, des formes directes du colonialisme politique a coïncidé avec le développement mondial de l’impérialisme. » D’où les conflits entre nationalisme et impérialisme qui opposent à l’intérieur de chaque bloc rivaux, aux époques de la guerre froide et de la détente, « des Etats secondaires à la puissance politique et économique dominante ». Le mouvement des non-alignés ne relèvera pas les défis de sa tentative d’autonomie quand « à l’extérieur des blocs, les pays qualifiés assez improprement d’Etats ou de peuples du Tiers-Monde sont affrontés alternativement ou concurremment à l’hégémonie des deux grandes puissances mondiales. »
§ 4-Les études post-coloniales
C’est aussi à l’aune des critiques des études postcoloniales, jamais abordées par Motchane, qu’il conviendrait de compléter et de confronter sa lecture des processus en cours de mondialisation du capitalisme.
On doit la remise à l’honneur du texte de 1951 de Georges Balandier, pionnier de la critique des lectures dominantes de la situation coloniale à deux historiens, Frédérick Cooper et Ann Stoler qui récusent à la fois le positivisme historique et « les postcolonial studies décontextualisantes et anhistoriques » dans leur livre des années 90 Tensions of Empire. Colonial culture in a Bourgeois World, cité par Isabelle Merle.
« Si l’effort consiste dans ce volume à souligner le fait que métropole et colonie, colonisateur et colonisé, doivent être nécessairement pensés ensemble dans le cadre d’un nouveau champ analytique et un nouvel agenda de recherche, il attire l’attention sur le fait que cette voie n’est pas nouvelle, d’autres l’ont déjà suivie et bien. En tout premier lieu Georges Balandier (1951) qui de façon convaincante soutenait que la situation coloniale devait être comprise en tant que telle comme une construction culturelle et politique d’un moment particulier avec tous ceux y participant, comme acteurs de l’histoire. »
Ces « postcolonial studies » voudraient s’affranchir des paradigmes marxistes et nationalistes au bénéfice des lectures vernaculaires dans une critique des sources occidentales du savoir et de l’histoire. Les « subaltern studies » constituent un courant radical de l’historiographie indienne des années 80 dont l’objectif est de développer une histoire par le bas. Leurs auteurs principaux sont Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty, Gyan Prakash, Parta Chatterjee. Ce dernier enseigne l’anthropologie. Il s’interroge sur la brutale réalité de l’Etat post colonial indien aussi autoritaire que l’Etat colonial que Ranajit Guha caractérise comme Etat de domination sans hégémonie, c’est-à-dire sans consentement actif (à la différence des société capitalistes contemporaines) et qui contraint donc par la force. P. Chatterjee questionne ainsi en Inde, auprès d’une population rurale et illettrée, et plus largement dans les pays décolonisés, les moyens de construire une réelle citoyenneté dans un État démocratique. Il cherche une alternative à la reproduction des modèles de pouvoir issue de la modernité occidentale. D’où son attention aux formes locales de la politique pour l’émergence d’un autre modèle s’émancipant de la pensée politique occidentale.
Gayatri Spivak a notamment développé l’essentialisme stratégique qui postule que toutes les identités (genre, classe, ethnie) sont socialement construites et donc contingentes mais servent une cause (celle des femmes par exemple) en mobilisant les acteurs autour d’une essence artificielle mais néanmoins stratégique. G.Spivak s’est particulièrement préoccupée des rapports entre la condition féminine et l’impérialisme. Elle entretient un dialogue critique avec ce secteur des « subaltern studies » qui puise à deux sources théoriques : les historiens marxistes britanniques (Eric Hobsbawm, E.P Thompson et Christopher Hill) qui s’intéressent aux catégories sociales absentes de l’histoire et Antonio Gramsci avec l’emprunt du terme subalterne. En curieuse référence, selon nous, au philosophe marxiste et linguiste, italien d’origine Sarde, Antonio Gramsci, cette promotion des cultures subalternes, ferait table rase des préjugés venant vicier les perspectives émancipatrices proposées par les anti-impérialistes. On ne tranchera pas ici ce débat de fond.
§ 5-François Frusset à propos de l’ouvrage de Jean-Loup Amselle « L’Occident décroché. Enquêtes sur les post-colonialismes »
Un article très critique de François Frusset à propos de l’ouvrage de Jean-Loup Amselle « L’Occident décroché. Enquêtes sur les post-colonialismes » nous aide cependant à situer les éléments de ces problématiques. Amselle consacre de longues pages aux mésusages de Gramsci quand il dénonce la « substitution d’un folklore culturaliste et populiste » à la « réévaluation politiste et anti économiste du marxisme » chez le théoricien des concepts d’hégémonie ou d’élaboration « devenus les ritournelles de la pensée postcoloniale ». Amselle adopterait selon Frusset les contours d’une position de compromis entre l’universalisme abstrait et l’alternative radicale de la galaxie postcoloniale et culturaliste. L’enjeu étant « la possibilité de définir les cadres d’une politique d’émancipation transnationale au seuil du XXIe siècle ». Cet enjeu est d’abord de nature épistémologique avec la recherche d’un dépassement des modes d’intelligibilité ordinaires des rapports sociaux, l’approche classiste et le mode républicain universaliste abstrait. Il est aussi de nature idéologique, dans cette « crispation civilisationnelle » hantée par l’Occident hégémonique, et politique « pour articuler, au cœur de la gauche critique, les projets incompatibles de la gauche sociale et de la gauche multiculturelle, ou bien les acceptions unitaire et communautaire de la lutte sociale, ou encore, en termes deleuziens, la macropolitique organisationnelle […] et les micropolitiques identitaires et post-identitaires ». Ces critiques « des excès théoriques de la vogue postcoloniale sonne pourtant juste » selon Frusset. Un « déni d’historicité » systématique risque de « faire le lit du primitivisme ». « Une polarisation Nord-Sud érigée en paradigme » conduit « certains africanistes à ne jamais tenir compte de la participation des Africains au commerce des esclaves » ou bien « incite certains subalternistes indiens à nier la dimension structurante du conflit contemporain entre islam et hindouité ». Par ailleurs, la diabolisation de la république par les penseurs postcoloniaux n’a d’égal que sa sacralisation par les républicanistes.
Mais, par-delà ces éléments, Frusset s’érige tout autant contre « une curieuse (et regrettable) remoralisation du discours scientifique » que contre le malaise d’Amselle face à « l’irruption d’un objet nouveau », le post-colonialisme. Ce dernier manifesterait au contraire pour Frusset « l’omniprésence inédite au cœur des sciences humaines mondialisées, comme thème et comme obsession, des multitudes prolétaires non représentées et de tous les sans-voix de la planète ».
Ce concept de multitude est étroitement imbriqué à celui d’empire dans l’œuvre de M.Hardt et T. Négri . « Espace lisse » gommant l’État-Nation, l’empire selon les deux auteurs s’affronte à la multitude, ce nouveau sujet qui aurait supplanté la classe ouvrière. Enjambons cette approche très discutable qui nous ramène à l’impérialisme. Selon le sociologue marxiste Michel Clouscard, dans la thèse 73 de son livre sur « Les dégâts de la pratique libérale libertaire», l’impérialisme américain mène un double jeu qui « s’organise, à notre époque, selon un dispositif géopolitique que l’on peut réduire à ce schéma : la dictature pour les pays dits en voie de développement, la permissivité pour les pays post-industrialisés. Soit la terreur militaire, soit la libération des mœurs.[…] Aussi, si cet impérialisme, comme procédure d’urgence, doit mettre en place des régimes dictatoriaux militaires, pour mater les mouvements révolutionnaires ( Asie, Amérique centrale, du Sud, Afrique ), une fois ce travail fait, le danger écarté, il cherche à leur substituer des gestions politiques plus libérales (Haïti, Philippines) pour passer à l’exploitation des marchés ainsi conquis. […] Cette dualité, du répressif et du permissif, est constitutive du capitalisme, de l’impérialisme ». Le bloc capitaliste c’est l’ensemble impérialisme américain, Europe des trusts, régionalisation. Le projet du capitalisme monopoliste d’État vise « une mutation de l’État qui doit, d’une part, quitter la fonction de l’État traditionnel, d’autre part, s’opposer à la Nation [la dite Nation diffère du nationalisme, idéologie des notables, de l’armée, de l’Eglise, des forces bourgeoises traditionnalistes] des instances, services, fonctions, institutions qui sont le résultat de l’action républicaine, démocratique, socialiste, patriotique ». Prise en tenaille par l’Europe des trusts et le régionalisme, la Nation ne sera plus un frein à l’expansion néo-capitaliste. « L’appareil d’État pourrait se vouer aux intérêts de l’Internationale capitaliste sans opposition; les monopoles régneraient sur les masses réduites à la consommation-transgressive, au permissif, à l’irresponsabilité (la deleuzophrénie). » Nous avons là l’illustration concrète de la manière dont « le capitalisme de la séduction » assure le développement « intensif » du marché pour contrer une crise de débouchés qui serait fatale à l’accumulation du capital sans laquelle il n’y aurait ni capitalisme, ni profit. L’autre développement dit « extensif » accompagne les politiques colonialistes que Lénine théorise en « impérialisme, stade suprême du capitalisme » après saturation du marché mondial, et Rosa Luxemburg comme « impérialisme », « expression politique du processus d’accumulation du Capital ». Depuis Lénine, Rosa Luxemburg, Boukarine, Che Guevara, les débats font rage autour du « nouvel impérialisme » avec des approches renouvelées.
La critique de Léo Panitch, professeur de science politique au Canada, porte sur la surestimation du poids des facteurs économiques et la sous-estimation de la dimension politique de l’impérialisme qui n’est pas le seul produit des contradictions dans l’accumulation du capital. L’autonomie relative de l’État, non par rapport aux classes capitalistes ou à l’économie, mais dans le sens où il a « la capacité d’agir pour le compte du système conçu comme une totalité, bien que sa dépendance par rapport à l’accumulation générale pour sa légitimité et sa reproduction, fasse que cette capacité est limitée ». Facteurs économiques et politiques sont ainsi confondus à équivalence d’influence. On comprend mieux le questionnement de Balandier et sa distanciation des théories classiques orthodoxes en la matière. Avec Robert Cox, qui fut en responsabilité à l’OIT, nous retrouvons à nouveau Gramsci dans une théorie des relations internationales qui conteste le réalisme (le monde est composé d’Etats conscients de leurs intérêts mais ces états sont des boîtes noires pour les réalistes) et s’inspire des concepts d’historicisme situé dans la longue durée (celle de Braudel) et de matérialisme historique. Les formations sociales évoluant avec le temps, il en est de même du système international influencé par le mode de production (au sens large par-delà le système économique). Le concept d’hégémonie s’applique à l’État dominant les relations internationales. « Pour devenir hégémonique, un État doit fonder et protéger un ordre mondial universel dans sa conception, c’est-à-dire pas un ordre dans lequel un État exploite directement les autres mais un ordre que la plupart des autres États considèrent comme compatible avec leurs propres intérêts ». Distinct de la domination, l’hégémonie recherche le consentement avec la protection militaire et la prospérité économique. L’État hégémonique devient un modèle politique et culturel que les élites veulent imiter. Le géographe marxiste David Harvey propose une théorie de l’impérialisme à partir d’une conception spatiale du capitalisme (le matérialisme géo-historique). Inspiré par Rosa Luxemburg et Henri Lefevbre, il met en avant la tendance du capitalisme à pénétrer et mettre à profit de nouveaux espaces, poussé par ses crises endogènes de suraccumulation. Le « spatial fix » (dispositif ou aménagement spatial) renvoie à l’idée que le capital produit de l’espace en transformant son environnement, en se transformant dans des machines, des transports et des modes de communication. Pour Harvey, c’est la suraccumulation (et non la sous consommation) et la crise de la profitabilité (la fameuse baisse tendancielle du taux de profit) qui explique les crises. L’impérialisme permet de surmonter la crise non pas tant pour écouler les marchandises que pour absorber les capitaux en manque de profitabilité. Dans ce contexte, le « spatial fix » est une solution provisoire et un lieu concret sujet à une nouvelle production de l’espace dans un environnement industriel dynamique (machines, transports, usines, télécommunications, barrages). La Chine rentrée dans l’économie de marché est l’exemple parfait de ce « spatial fix » qui connait des fluctuations à l’instar des centres historiques de l’accumulation du capital (États-Unis, Europe). A côté du « spatial fix » un second concept, celui de « l’accumulation par dépossession », traduit le phénomène de privatisation dans les nouvelles sphères marchandes (santé, énergie, école), dans les destructions (guerre d’Irak) et les migrations externes ou internes. Cette accumulation par dépossession rencontre l’hostilité et la résistance de la part de ses victimes.
Quand le développement du « néo-libéralisme » donne lieu à une contestation théorique et concrète de ses formes nationales (l’ordo-libéralisme allemand à titre d’exemple), régionales (l’Union européenne) et internationales (dénonciation de la troïka : FMI, Commission de Bruxelles et Banque mondiale et des ravages des ajustements structuraux dictés aux nations endettées), cette forme de domination impériale ne reste-t-elle pas quelque peu galvaudée dans ce langage prudent (qui fait suite à l’usage du néo-capitalisme plus équivoque encore) qui n’ose plus appeler par son nom l’impérialisme, lequel s’exerce à ce jour dans une mondialisation des échanges et des économies jamais atteinte jusqu’alors? Autour de ce parallèle nous voudrions démontrer l’importance de la dimension sémantique. Quelle place faire aujourd’hui au néocolonialisme dans un contexte d’instrumentalisation des postures d’intersectionnalité ? Avec ce risque de gommer les conflits de classe au bénéfice des conflits liés au genre, à la sexualité, à la dite appartenance ethnique ou raciale ou aux identités culturelles. Comment alors articuler approches concrètes et conceptuelles pour comprendre le monde et agir sur lui pour le transformer?
On peut considérer tout le génie d’une remise en question de la façon de penser la situation coloniale, hier, le néo-colonialisme ensuite. « La globalisation » présente mérite à son tour d’être appréhendée avec des clefs de lecture adaptées au dépassement des clivages anciens quand des problématiques nouvelles émergent : crise globale climatique, économique et sociale, montée d’une nouvelle puissance régionale asiatique et affrontement Chine-Amérique, développement de l’islamisme et du terrorisme, conflits régionaux armés et inégalités sociales exacerbées à l’échelle des nations et du monde avec ce désordre mondial qui touche au premier chef les sociétés postcoloniales en butte aux despotismes, aux terrorismes, aux famines et aux guerres. Des enjeux bien réels avec en filigrane cette fracture sociale croissante qui ne cesse de traverser les sociétés et le monde, observée dans la structure du capital dans ce premier quart du XXIe siècle, comme l’illustre bien Thomas Piketty qui a très finement analysé, dans un ouvrage suivant, Capital et idéologie , la distribution des richesses et des revenus. La situation présente appelle un champ nouveau d’analyses et de confrontations bien loin des discours dominants, politico-médiatiques, trop souvent incantatoires et réducteurs depuis les années 70.
§6-Du compromis fordiste au capitalisme financier mondialisé
Tout cet enchevêtrement de pensées confuses, de tête à queue idéologique et d’irresponsabilité politique s’accomplit dans une ambiance LILI (libérale-libertaire) faisant de l’après mai 68 une période de recomposition de la société de « consommation mondaine libidinale, ludique et marginale » selon l’expression du regretté sociologue Michel Clouscard (disparu en 2009) que nous rejoignons dans sa critique datée du « capitalisme de la séduction » et « de la « social-démocratie libertaire », du « néo-fascisme » et de « l’idéologie du désir ». L’éclairage de David Vachon de l’université de Montréal est très pertinent pour saisir cet état d’esprit qui va nourrir cet esprit post-soixante-huitard.
« En milieu militant et universitaire, Mai 68 joue d’une certaine manière le rôle d’un mythe moderne. On y retrouve ses idoles (Daniel Cohn-Bendit, ex-anarcho-trotskyste aujourd’hui réformé en parlementaire de l’UE), Satan et ses cerbères (De Gaulle et les CRS), ses écrits presque sacrés (Éros et civilisation d’Herbert Marcuse publié en 1955), ses artistes qui en chantent la nostalgie (Renaud et L’Hexagone), mais surtout, son image idyllique dans l’esprit de nombreux militants identitaires. La fonction du mythe (muthos), que l’on oppose traditionnellement au discours rationnel (logos), est de présenter la partie pour le tout. Cela a pour effet, entre autres, de figer la représentation du réel dans une vision totalisante, en plus de rendre impossible toute pensée dialectique de l’histoire ».
Cet extrait des actes d’un colloque « socialisation et conformisme » (Association des cycles supérieurs en sociologie de l’Université de Montréal ACSSUM https://socio.umontreal.ca/public/FAS/sociologie/Documents/5-Departement/Colloques_et_actes_de_colloques/XIe_colloque_de_l_ACSSUM-Socialisation_et_conformisme_Oct2016.pdf) les 10 et 11 mars 2016, est issu de l’exposé de David Vachon de l’université de Montréal, sur « Militantisme identitaire et double ignorance » qui vient à l’appui de nos explications sur la pensée de Clouscard dans la critique de la consommation transgressive.
« Pourquoi est-ce justement le Mai 68 des étudiants qui s’est imposé, pour finalement se cristalliser dans le mythe moderne que l’on connaît aujourd’hui ? La thèse la plus intéressante permettant de répondre à cette question de fond vient d’un marxiste français nommé Michel Clouscard. Ce dernier est reconnu pour avoir critiqué sévèrement la mutation de la gauche traditionnelle vers un libéralisme libertaire, se ralliant à l’économie de marché et transformant le terrain de lutte autour de questions d’ordre sociétal, c’est-à-dire des objectifs principalement identitaires (lutte sexuelle, reconnaissance des minorités ethniques ou religieuses, etc.) Concernant le tournant de Mai 68, Clouscard affirme que, loin de représenter une forme progressive d’émancipation, la monopolisation du discours par l’avant-garde estudiantine représente une simple révolte de la nouvelle bourgeoisie pseudo-contestataire, contre la vieille bourgeoisie puritaine, dont le but effectif était d’étendre le marché capitaliste, auparavant limité par la morale bourgeoise. Autrement dit, la mutation de la gauche militante à partir de Mai 68 relève davantage d’une usurpation par la petite-bourgeoise oisive, contre la classe productive et réellement révolutionnaire. À partir de ce moment, la conscience révolutionnaire ne se détermine plus par son statut de producteur non propriétaire de ses moyens de production, mais plutôt par son mode de consommation, liant ainsi ethos révolutionnaire et modes identitaires consuméristes. D’où la critique de Clouscard envers la deleuzophrénie et de sa mise au pinacle du désir comme force émancipatrice : Aussi, le modèle de la nouvelle consommation sera l’émancipation par la transgression. [...] Consommer, c’est s’émanciper, transgresser c’est être libre ! jouir c’est être révolutionnaire !!! [...] Politiquement, [le néocapitalisme] a dévié l’élan révolutionnaire d’une certaine jeunesse des diversions et identifié mode et révolution. (Clouscard, « Néo-fascisme et idéologie du désir » 1973) »
On pourrait évoquer, aujourd’hui, dans ce cadre donné par Clouscard, une société de consommation autour des éléments suivants : audio-visuel, économie des loisirs, mode vestimentaire, gentrification des cœurs de villes touristiques, domotique dans l’habitat quotidien et développement des résidences secondaires, industrie des biens culturels et immatériels, publicitaires et marketing, essor de la distribution via les nouvelles plateformes, explosion de la téléphonie, du digital et du numérique pour les branchés. Une consommation au profit des secteurs de cette nouvelle petite bourgeoisie (NPB) – qui manifeste paradoxalement une sensibilité aiguë sur les questions relatives à la survie de la planète antinomique mais paradoxalement symétrique à sa complice participation à « l’empreinte écologique » de son mode de vie et apte à dénoncer « ceux qui fument des gauloises, se chauffent au fioul et roulent au diésel » selon les mots blessants à l’encontre des gilets jaunes de l’ex porte-parole du gouvernement – Benjamin Griveaux qui, suite à ses frasques dans des vidéos sexuelles menacées d’être rendues publiques, devait plus tard renoncer à la candidature LRM à la mairie de Paris. Ce type de consommation élargie rompant avec le mode de vie sous « le capitalisme gaullien à la papa » des plus modestes et des couches populaires traditionnelles, encore et toujours limitées dans leur pouvoir d’achat de salariés smicards, d’autoentrepreneurs, de travailleurs indépendants, de chômeurs ou de « bénéficiaires des minima sociaux » n’autorisant une consommation qui n’a que l’apparence du luxe et de la frivolité mais répondant surtout aux besoins élémentaires de l’existence et de la reproduction de la force de travail (habitat, alimentation, équipements électro-ménager, communication et transports) d’un prolétariat réputé aliéné (boulot-métro-dodo) qui a de plus en plus de mal à boucler ses fins de mois. Clouscard a remarquablement déconstruit l’idée d’une société de consommation qui ferait fi des mécanismes de ségrégation sociale dans le capitalisme fondé sur l’extorsion de la plus-value par la répression des producteurs. Et contrairement aux thèses de Marcuse sur l’intégration de la classe ouvrière par l’extension de la consommation de masses, le sociologue analyse précisément les types de consommation selon le mode de vie des couches populaires qu’il différencie du genre de vie des fractions de la bourgeoisie dominante.
Un mode de vie toujours contraint pour le plus grand nombre et une consommation débridée pour les plus riches
« Après le plan Marshall et Mai 68, les idéologues des secteurs pilotes comme l’audiovisuel, la mode, les loisirs, vont promouvoir avec succès la consommation d’émancipation transgressive comme prétendu combat d’avant-garde contre le néo-capitalisme. Ce qui assurera de formidables nouveaux profits et la neutralisation de la lutte des classes. L’Anti-Œdipe de Deleuze/Guattari paru en 1972 en exprimera l’exaltation maximale ».
Pour mieux comprendre, empruntons quelques extraits de « la revue du projet » (PCF et FDG) de juin 2014, dans la rubrique Critiques « le capitalisme selon Michel Clouscard » de Patrick Coulon. « Dans Néofascisme et idéologie du désir Clouscard entame la polémique avec Deleuze, Foucault, Reich et Marcuse. Elle permet de dresser, quatre ans après, un constat d’échec de mai 1968 et de la société qui se met en place à partir de là. Selon Clouscard, malgré les dix millions de travailleurs dans la rue, c’est la face marketing de l’idéologie soixante-huitarde qui l’a emporté. “ L’idéologie du désir ” n’aura servi qu’à débloquer les “ marchés du désir ” entérinés par le plan Marshall, pour mieux réduire le désir au marché. Toujours selon Aymeric Monville “ si Balzac a vu l’arrivée du capitalisme, quand son époque se complaît encore dans les rêveries romantiques pour la droite, le socialisme utopique pour la gauche, Clouscard aurait décrit l’arrivée du néocapitalisme, ou plutôt le type de compromis qu’invite le capitalisme en phase ascendante et que l’on voit aujourd’hui se fracasser sous nos yeux.”.
Pour résumer : après-guerre, par le déplacement des populations et par l’organisation de nombreux équipements collectifs devenus nécessaires à la reproduction de la force de travail et à la nouvelle urbanisation, le capitalisme monopoliste d’État produit à la fois le produit et le client. Auparavant, le capitalisme se contentait de dire comment produire. Désormais il va dire comment consommer, et au-delà comment vivre. Pour contrecarrer la crise des débouchés, on exploite également les loisirs, et aujourd’hui la consommation elle-même. L’exploitation prend d’autres formes. La marchandise est arrivée à un tel degré d’accumulation qu’elle devient non pas seulement image ou spectacle, ce qui est une partie du problème, mais surtout dressage, de l’enfance à la tombe. Dressage véritablement anthropologique, destiné à influencer sur le processus d’hominisation ; la transformation du citoyen en “ homo oeconomicus ”, de la société en marché. […] Le marché du désir c’est l’engendrement réciproque de l’économie de marché – orientée vers la satisfaction des besoins – et du désir, une création du libéralisme libertaire qui redynamise l’économie du profit : le fantasme devient marchandise licite ; le “ produit ” est élaboré par de nouveaux métiers ; un apprentissage quotidien de masse “ forme ” la clientèle potentielle, en particulier avec le nouveau marché des jeunes et des femmes. » Et l’auteur conclut sa critique en rappelant que « Michel Clouscard a publié plus d’une dizaine d’ouvrages et donc que le lecteur aura de quoi satisfaire sa soif de connaissance approfondie de cet auteur engagé auprès du PCF sans en être membre. »
Selon Clouscard, le bloc capitaliste c’est l’ensemble impérialisme américain, Europe des trusts, régionalisation. Le projet du capitalisme monopoliste d’Etat vise « une mutation de l’Etat qui doit, d’une part, quitter la fonction de l’Etat traditionnel, d’autre part, s’opposer à la nation des instances, services, fonctions, institutions qui sont le résultat de l’action républicaine, démocratique, socialiste, patriotique (laquelle nation s’oppose au nationalisme, idéologie des notables, de l’armée, de l’Eglise, des forces bourgeoises traditionnalistes). » Prise en tenaille par l’Europe des trusts et le régionalisme, la Nation ne sera plus un frein à l’expansion néo-capitaliste. « L’appareil d’Etat pourrait se vouer aux intérêts de l’Internationale capitaliste sans opposition ; les monopoles régneraient sur les masses réduites à la consommation-transgressive, au permissif, à l’irresponsabilité (la deleuzophrénie). »
Nous avons là l’illustration concrète de la manière dont le capitalisme de la séduction assure le développement « intensif » du marché pour contrer une crise de débouchés qui serait fatale à l’accumulation du capital sans laquelle il n’y aurait ni capitalisme, ni profit. L’autre développement dit « extensif » accompagnait les politiques colonialistes que Lénine théorisait en « impérialisme, stade suprême du capitalisme » après saturation du marché mondial, et Rosa Luxemburg comme « impérialisme », « expression politique du processus d’accumulation du Capital ».
Une accumulation capitaliste pour de nouveaux débouchés dans un mode de consommation hiérarchisé et adapté aux différents segments de consommateurs potentiels et qui trouve toujours ses ressorts dans le marketing, la publicité et aussi le mimétisme et la fascination des couches dominées par le mode de vie des dominants avec un développement du capitalisme de consommation de masse qui programme l’obsolescence de ses marchandises (équipements électro-ménagers, électronique des véhicules, etc.). Et dans cette société du spectacle, mise à nue par les situationnistes, le règne de la valeur d’échange tournée sur elle-même et devenue sa propre finalité, c’est à dire la possession de valeurs symboliques, ce pouvoir des apparences. Avec chez les générations contemporaines de cette recomposition capitaliste, cette attirance phénoménale pour les vêtements et gadgets de grandes marques ou bien, pour les jeunes envieux moins fortunés, les répliques de ces modèles fabriquées et commercialisées par la grande distribution et ses enseignes qui fleurissent dans le péri-urbain ou les circuits parallèles de la contrefaçon dans un système dérégulé de trafic mondial. Une consommation débridée d’une marge de la jeunesse incitée parfois à l’incivilité, la délinquance et la criminalité (dealers) en miroir des pratiques de « la délinquance en cols blancs », des refuges dans les paradis fiscaux et du blanchiment de l’argent sale qui n’épargnent (si j’ose dire) même pas une part, certes infime mais au combien symbolique, de la « classe politique »!
Dans tous les cas, la confiscation du pouvoir réel (économique, social et culturel) par les fractions dominantes de la grande et petite bourgeoisie (du fait de leur bon positionnement dans la NDIT), héritiers nantis du capital économique, social et culturel et de la distinction sociale qui va avec. Et de l’apparence d’un pouvoir économique chez le prolétariat moderne ou les couches moyennes paupérisées, dans la possession d’objets (téléphonie, jeux numériques, et vêtements) ou de biens mobiliers ou immobiliers (voiture ou logement acheté avec un crédit et des frais de fonctionnement) sources de dépenses (carburant, entretien, taxes et charges) qui « pompent » une part énorme du budget de la consommation populaire. Ces couches moyennes déclassées venues du monde entrepreneurial qui ont tout perdu dans une relégation économico-spatiale stigmatisante (gilets jaunes en révolte), les mêmes devant payer le prix d’une écologie punitive dans leur mode de vie qui tourne en rond avec la hantise des fins de mois (coût du carburant taxé avec une distanciation de l’habitat en zones déclassées donc loin des lieux de travail et parfois des commerces, et l’exigence accrue de mobilité). D’où la forte et durable mobilisation des « gilets jaunes », phénomène irréductible à une base de manœuvre électorale (malgré toutes les tentatives de récupération) mais plutôt expression d’une lutte des classes sans orientation idéologique univoque et à la recherche de nouvelles dynamiques comme l’atteste la présence de représentants (auto-désignés) de ce mouvement dans les manifestations contre la réforme des retraites et, aujourd’hui, à l’unisson dans le grand élan de reconnaissance sociétale envers « les premiers de corvée ».
Un capitalisme en mutation
Cette modernisation post-soixante-huitarde annonçait ainsi le renforcement de la domination et de l’élargissement de la reproduction d’un capitalisme monopoliste d’Etat exerçant « une pression accrue sur les conditions de vie et de travail des salariés » qui se traduit « pour l’essentiel, par une tendance à l’alignement des conditions de vie et de travail des couches intermédiaires sur celle des ouvriers. C’est le rôle en particulier, de la politique des revenus ou de la « masse salariale » qui tend à faire supporter aux employés, techniciens et cadres, l’élévation nominale de certains bas salaires » selon les théoriciens du capitalisme monopoliste d’Etat (Traité d’économie marxiste tome 1 le CME 1971). « Ce processus de nivellement se traduit, dès maintenant, dans la structure des dépenses de consommation. Qu’il s’agisse d’alimentation ou de transport, les dépenses moyennes de ouvriers et des employés varient peu ».
Le capitalisme monopoliste d’Etat qui va prendre tout son essor après la seconde guerre mondiale développe la financiarisation avec la fusion entre capital bancaire et industriel (préexistant déjà dans le capitalisme du stade monopoliste et impérialiste en quête de nouveaux débouchés) dans la constitution de grands groupes nationaux et internationaux et la globalisation (sous l’effet conjugué de la mondialisation des échanges et de la révolution numérique). On assiste au passage du stade du capitalisme monopoliste des Etats à celui du capitalisme financier international avec son cortège de déréglementations et pertes de souverainetés des Etats, tentant de liquider l’Etat social au bénéfice des chaînes de valeur pour les actionnaires avec les délocalisations, les licenciements boursiers des grandes entreprise du CAC40, la précarisation des emplois, « l’ubérisation » des services, le travail à façon et l’intensification de l’extorsion de la plus-value par les gains de productivité et les nouveaux modes de managements privés et publics. Bref une société capitaliste permissive avec les consommateurs (c’est à dire les personnes disposant du pouvoir d’achat des nouveaux types de consommation) et répressive envers les producteurs au travail (salariés, indépendants ou autoentrepreneurs « ubérisés »). Politiquement la transition du gaullisme au capitalisme avancé est assurée sous la présidence pompidolienne avant le basculement complet du monde dans le néolibéralisme et sa biopolitique déjà enseignés par Michel Foucault dans ses cours au collège de France après le milieu des années 70.
Le compromis social-démocrate
Les trente glorieuses, malgré ou grâce à la guerre froide, ont connu ainsi un développement social du capitalisme, désigné sous les termes flous de « compromis keynésien », « fordiste », « capito-cadriste » ou « social-démocrate ». La première appellation relève de l’inspiration économique de J.M Keynes dans les politiques contra-cycliques de relance publique de la demande ou de l’investissement qui assurent, in fine, un impact économique beaucoup plus fort que les sommes initialement injectées (théorie du multiplicateur d’investissement). L’appellation « compromis fordiste » nous vient de l’Ecole de la régulation. Elle peut être ambivalente car le fordisme a aussi inspiré le national-socialisme quand on ne peut par ailleurs prêter à l’industriel de l’automobile, Henry Ford, d’autres visées que celles des débouchés plus larges dans le marché des voitures avec des méthodes capitalistes d’organisation taylorienne du travail pour obtenir des gains de productivité accroissant la plus-value extorquée au travail vivant, et donc le profit, tout en soutenant la demande en rémunérant mieux le travail. Le terme de compromis « capito-cadriste » est préféré par d’autres économistes marxistes – Duménil et Lévy – eu égard aux changements dans le « management » des entreprises par les cadres liés à la fraction de la classe dominante » – phénomène qui pourrait, selon nous, rappeler ce que Burnham appelait « l’ère des organisateurs ». « Le compromis social-démocrate » renvoie aux politiques plus volontaristes de la social-démocratie, conduites avec ses alliés et les forces syndicales, de longue date, dans un face à face avec le patronat. Il a largement contribué à l’échelle de l’Europe à la promotion des Etats–sociaux avec des dynamiques propre à chaque formation sociale et des particularités nationales historiques : Etat-providence en pays scandinaves, modèle universel de Beveridge en Angleterre, modèle assurantiel en Allemagne et en France mixité d’inspiration.
Ce compromis s’établit dans le domaine de la répartition des richesses produites avec un partage de la valeur ajoutée nationale entre le Capital et le Travail, plus favorable à ce dernier. En France, ce partage représente aujourd’hui respectivement 40 et 60% de la valeur ajoutée. D’aucuns considèrent que ce fut sans doute le prix à payer pour contenir la combativité de la classe ouvrière. Certes, l’amélioration des conditions de vie des couches populaires résulte toujours de luttes syndicales et politiques, avec cependant des stratégies différenciées selon les perspectives syndicales et politiques. Le syndicalisme réformiste réclamait « du grain à moudre » quand le syndicalisme révolutionnaire de la période exigeait des évolutions majeures en termes de transformations sociales sur la base d’un rapport de forces résultant d’une lutte de classes. Les courants réformistes pouvaient considérer, à l’époque, que l’évolution du capitalisme dans ce cadre de compromis entre les forces du travail et du capital correspondait partiellement à leur projet d’évolution de la société. Les gains de productivité par la rationalisation taylorienne, fordienne ou toyotiste de l’organisation du travail et surtout par l’investissement capitalistique des entreprises et grandes firmes ( « le travail mort » ou « le travail vivant cristallisé ») ont assuré néanmoins au capital une extorsion de la plus-value contrant la tendance à la baisse du taux de profit. Mais ce partage des richesses est surtout à mettre à l’acquis de la combativité du monde du travail.
Pour en conclure avec cette histoire, la charte actuelle des droits fondamentaux de l’union européenne dont nous avons très largement analysée la genèse historique dans la grande (convention européenne des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe) et la petite Europe (chartes sociales successives avant l’adoption de la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs) n’offre cependant guère de réel point d’appui aujourd’hui pour un alignement par le haut des législations sociales des pays de l’Union quand elle semble marquée du sceau de l’ambivalence de son contenu (du point de vue de notre conception républicaine et sociale) et de l’ineffectivité des droits reconnus. Il faut se souvenir que la construction du marché commun puis du marché intérieur de l’Union repose sur la mobilité des marchandises, des capitaux, des entreprises, des services et des travailleurs. Ceci explique la réduction originelle de l’approche sociale centrée sur les problèmes de la libre circulation (couverture sociale des travailleurs migrants de la CEE) et sur la mobilité professionnelle (actions du FSE). Le marché boucherait-t-il l’horizon démocratique et social de l’Europe ? C’est bien ce qu’exprimaient avec force les tenants du Non en 2005 à cette Europe de « la concurrence libre et non faussée » (à gauche principalement le PC, le MRC de Chevènement, le NPA et autres courants trotskystes avec l’appui des socialistes Fabius et Emmanuelli, l’association ATTAC) quand l’UMP de Sarkozy et le PS de Hollande louaient en chœur le Oui au référendum et prenaient leur revanche sur cette première expression de la souveraineté populaire bafouée avec le traité de Lisbonne qui devait être négocié par le président Sarkozy (en reprenant ledit projet de traité constitutionnel européen coordonné par Giscard) puis ratifié par les parlementaires des mêmes partis réunis en Congrès dans un vrai déni de démocratie ! Le compromis fordiste, fort bien analysé par l’Ecole de la régulation, a ainsi montré toutes ses limites quand, dans la même logique, plus tard, que celles de Maastricht et de Lisbonne, le mouvement même du capitalisme néolibéral et de la lutte de la classe dirigeante, depuis les années 80 et les quarante honteuses qui ont succédé aux trente années glorieuses d’après la Libération, vient reprendre 10% de cette valeur ajoutée (crée par le travail) qu’il redonne au capital.
Une distinction capitale : travail abstrait versus travail concret
C’est donc au cœur du capital qu’il faut s’attaquer aujourd’hui c’est-à-dire à la production de valeurs en entamant un processus de déconstruction du « travail abstrait » comme valorisation du capital (travail abstrait s’exprimant dans la valeur d’échange selon le temps de travail moyen socialement nécessaire à la production d’une marchandise) que l’on oppose au travail concret (les tâches et activités concrètes indépendamment des conditions de leur mise en œuvre) qui trouve aussi à s’exprimer en dehors même de toute valorisation capitaliste (dans le bénévolat associatif par exemple ou l’entraide familiale ou agricole ou dans l’engagement citoyen et civique) et qui est créateur de richesses.
Et comme nous sommes toujours dans les débats et combats autour de la réforme des retraites, rappelons avec force certaines vérités sur le travail concret « des personnes à la retraite » quand on ne voit dans les pensions de retraite qu’une source de dépenses qu’il faudrait diminuer. Ce travail concret, créateur de richesses et de services rendus, reste très important sinon irremplaçable sur le plan sociétal. Prenons quelques exemples : encadrement associatif, culturel ou sportif, appui aux initiatives alternatives dans les champs économiques et sociaux, implication dans les circuits courts de distribution type épicerie sociale ou AMAP, jardinage des plantes, fleurs et légumes, services bénévoles aux personnes de proximité ou auprès de la famille avec les gardes des petits enfants, etc. Même si ce n’est pas quantifié dans les comptes publics, les montants des pensions accompagnent les richesses crées par l’activité et le travail concret des dits retraités qui fait l’objet d’un déni par la vision capitaliste qui ne sait compter que la valeur fourni par le travail abstrait source de plus-value. De la même façon il faudrait vraiment intégrer les indicateurs humains de développement dans le raisonnement économique borné des économistes libéraux fascinés par la croissance du PIB.
Le travail abstrait que nous dénonçons avec les marxistes est ainsi le travail créateur de la valeur d’échange dont l’extorsion de la plus-value assure le profit du capital par l’exploitation du travail sous forme d’extorsion d’une partie du temps travaillé (« plus-value absolue ») ou des gains de productivité liés à l’investissement, c’est à dire « le travail mort » incorporé dans les machines-outils numériques et les robots, ou à l’organisation du travail de type fordiste ou toyotiste avec l’émiettement ou l’intégration des tâches (« plus-value relative »).
La montée du mal nommé néolibéralisme en France et en Europe annonce la grande régression du « marchéisme » néoconservateur
Tout ceci mérite encore quelques explications conceptuelles pour une gauche osant le changement de paradigme pour sortir de la logique infernale du productivisme, du néolibéralisme et du capitalisme financier. Ce dernier, déjà dénoncé par Lénine comme l’alliance du capitalisme industriel et bancaire, atteint aujourd’hui une suprématie économique mondiale. « L’élément majeur nouveau est sans doute le renforcement de l’extension mondiale de l’économie : mondialisation ou globalisation. Ce nouvel ordre conforte la prépondérance des sociétés multinationales » (Duménil et Lévy « Economie marxiste du capitalisme » 2002). Il reconfigure le pouvoir « qu’on peut caractériser comme une seconde hégémonie de la finance. Les disciplines imposées aux cadres et aux classes populaires, les libertés que s’est octroyée la finance et le renouvellement des flux de revenus, en sa faveur militent dans ce sens […] Le néolibéralisme repose sur des compromis, même s’ils s’avèrent beaucoup moins contraignants pour les classes dominantes qu’à l’époque antérieure » : interface propriété-gestion (alliance des hauts fonctionnaires pour défendre les intérêts des grandes firmes dans les réformes néolibérales, rémunérations faramineuses des gestionnaires) ; le « tous capitalistes » (épargnants, retraités ou en voie de l’être soumis aux renversements des cours boursiers) ; attaque sélective contre les structures de l’Etat social affectant les couches populaires (santé, école) plus atténués en Europe du fait du social-néolibéralisme. « Ces concepts (empruntés à Duménil et Lévy) permettent d’identifier simultanément la nature de classe de l’ordre néolibéral, c’est-à-dire le retour à l’hégémonie d’une fraction des classes dominantes, et l’association de couches plus étendues dans un marché dont elles sont en grande partie les dupes ». Arrivé avec la crise structurelle des années 70 et son inflation, dans un contexte d’affaiblissement des luttes populaires et de la crise des pays du socialisme réel, « l’enjeu fondamental du tournant néolibéral … (c’est) de mettre fin à une dérive « cadriste » à l’intérieur du « capito-cadrisme », car la crise menaçait de conduire à des alternatives plus radicales susceptibles d’accentuer le rôle et l’autonomie des gestionnaires privés et publics. La finance a inversé ce mouvement en les remettant à la botte des propriétaires ». Le ralliement de l’Europe continentale au néolibéralisme dans les années 70-80, s’explique par « la volonté des finances locales de s’inscrire dans le grand système de la finance mondiale ». « Ainsi l’Europe financière et monétaire s’est-elle directement construite comme mondiale », condamnant ainsi « toute possibilité d’autonomie du continent dans la conduite de ses politiques macroéconomiques et de développement, malgré l’euro. L’Europe s’en trouve reléguée dans la position subalterne qui est la sienne dans le néolibéralisme ». Ce néolibéralisme décrit par nos économistes Duménil et Lévy en 2002, relève « la productivité du capital et le taux de profit » dans un mouvement qui rappelle fortement celui de la première moitié du XX° siècle. Il faut y voir une nouvelle expression de la grande dynamique des forces productives et des rapports de production » mais « ce qui va condamner le néolibéralisme est inscrit dans sa nature même : une transformation étroitement axée sur l’intérêt d’une minorité qui entraîne l’économie vers la croissance lente, les excès de la spéculation et de l’instabilité financière (sans parler de la destruction de l’environnement) ». Coincé dans cet environnement international dans une conjoncture de guerre économique farouche entre les Etats-Unis d’Amérique et la Chine pour l’hégémonie mondiale, il faudra, en conséquence, desserrer les contraintes externes en s’émancipant de l’Europe des traités néolibéraux et en nouant de nouvelles coopérations régionales sur des bases de réciprocité dans l’intérêt mutuel et non de guerre économique. C’est dire l’ampleur de la tâche et des combats qui nous attendent et auxquels nous devons nous préparer !
Rappelons pour la bonne compréhension de ces démonstrations que le taux de profit est le rapport du profit au capital, lequel intègre capital constant (locaux, machines, matières premières etc.) et capital variable (salaires). Le capital est dit « constant » car ses composants, matières premières et outils de production, gardent « la même valeur » dans leur intégration à celle du produit crée par « le travail vivant » réalisé par « la force de travail », ce « capital variable », seule source de « la plus-value » dégagée de ce capital productif qui se réalise dans « la valeur marchande » de la production. La baisse tendancielle du taux de profit est liée à l’augmentation de la composition organique du capital, c’est-à-dire à la modification du rapport entre capital constant et capital variable au détriment du capital variable seul « créateur de plus-value ». « Absolue » (plus de temps volé) ou « relative » (captation des gains de productivité liés à l’augmentation de l’investissement – en quelque sorte le travail mort – et à l’organisation du travail), la plus-value est en effet extorquée aux travailleurs sous forme de surtravail (non rémunéré).
Selon les économistes marxistes, cette modification est une contradiction forte du capitalisme. Avec des nuances d’analyse dans les facteurs de développement de l’accumulation capitaliste quand l’école de la régulation et les postkeynésiens les rattachent à la demande (le débouché qui justifie l’augmentation du capital) et donc à la croissance des salaires et d’autres, à l’instar des classiques, de Marx et des théoriciens marxistes, Gérard Duménil et Dominique Lévy expliquent que « c’est le changement technique qui est le mécanisme fondamental, et non les règles de formation de la demande », la recherche d’un surprofit expliquant le choix des techniques sélectionnées par les capitalistes à salaires et prix constants (Economie marxiste du capitalisme). Ces mêmes auteurs ont analysés de près ces corrélations entre le profil historique du taux de profit et le rapport capital-travail sur plus d’un siècle (1870 à 2000) aux Etats-Unis, traduisant l’intuition de Marx comme une thèse concernant les propriétés de l’innovation qui, bien que rentable, alourdit le coût du capital. Lequel développe des contre-tendances avec aux Etats-Unis, les nouvelles configurations institutionnelles (fusions, formation de vastes institutions financières), les nouvelles techniques (travail à la chaîne au début du XX° siècle, technologies de l’information dans les dernières décennies du siècle dernier), « la tendance à la baisse du taux de profit » constituant « un des fondements majeurs des mutations du capitalisme ». Au travers de ses crises structurelles (fin du XIX° et années 1970 – la crise de 29 est d’une autre nature dans une phase de rétablissement de la rentabilité « c’est la crise de la sortie de la fin de la crise du XIX° ») le capitalisme se transforme. Le regretté Henri Weber, disciple d’Ernest Mandel (IV° Internationale), à l’époque de la sortie de son « Marxisme et conscience de classe » en 1975, portait un regard sur la période de l’après-guerre d’expansion prolongée qui succède à la longue période de dépression d’entre les deux guerres « marquée par la stagnation des forces productives, la succession de crises catastrophiques (1921,1929,1938), le chômage structurel massif, la paupérisation des masses, la régression du commerce mondial, le dérèglement complet de la machine économique » et comme dans toutes les grandes phases de dépression, c’est « une époque de réorganisation de la domination bourgeoise » de concentration et centralisation du capital avec les modifications de la structure interne de la classe dominante. « La bourgeoise monopoliste contrôle l’essentiel de la production industrielle et de l’investissement » et « s’affirme comme fraction hégémonique de la classe dominante » qui en appelle à l’intervention de l’Etat : New Deal aux USA, fascisme en Europe centrale. La grande bourgeoise n’attend pas seulement de l’Etat national le financement public de l’accumulation monopoliste. Elle exige qu’il crée les conditions politiques favorables à la reconstitution d’un taux de profit élevé : elle exige qu’il mate la classe ouvrière ». « Le taux de profit élevé, reconstitué au cours des années 30-40, à la faveur des défaites ouvrières et de la guerre, est reconduit au lendemain de la Libération. Dans l’Allemagne vaincue, la classe ouvrière reste prostrée. Dans les pays alliés les directions réformistes engagent la classe ouvrière dans l’Union sacrée pour la reconstruction nationale», dénonce le théoricien trotskiste Weber (qui deviendra dirigeant socialiste du courant fabiusien dans les années 80) en désaccord total, dans cette condamnation sans appel, avec le regard optimiste actuel sur « ce déjà là communiste » du sociologue du travail, Bernard Friot, fruit de l’œuvre des premiers gouvernements de la IV° (république) sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Weber poursuit « Dans toute l’Europe occidentale, c’est le « produire d’abord, revendiquer ensuite » cher aux communistes français. Le taux d’exploitation se maintient donc à un niveau très élevé. Et avec lui, le taux de profit et les investissements ». Inutile de signifier ici notre réfutation de cette critique sans nuance d’une stratégie d’évolution révolutionnaire que le sénateur socialiste devait adopter lui-même quelques années après ces écrits de jeunesse, à l’instar de ses camarades de la IV° (Internationale) reconvertis dans les écuries présidentielles socialistes de la V° (République).
Pour continuer à accroître ses profits malgré cette tendance à la baisse du taux de profit, le capital trouve donc de nouvelles formes d’exploitation à l’âge de l’impérialisme et des monopoles – pillage du tiers monde, spéculation financière accrue avec la globalisation, etc. – ou crée de nouveaux cadres d’intervention – le capitalisme monopoliste d’Etat (CME) théorisé par Paul Boccara et les économistes du PCF (traité marxiste d’économie politique Le capitalisme monopoliste d’Etat 2 tomes ES 1971) qui assure une certaine socialisation des coûts par la collectivité nationale (industrie nationale permettant des tarifs bas pour les entreprises – électricité, transport, infrastructures, etc.- des prestations sociales et de services liés à la reproduction de la force de travail – couverture sociale, chômage, santé, vieillesse, hôpitaux, éducation nationale, etc.). Même analyse chez les trotskistes. « La machine de l’Etat, nous dit Weber, ses appareils administratifs, idéologiques, répressifs sont considérablement renforcés. Les ressources de l’Etat sont démultipliées. En France, le budget passe de 5% du revenu national en 1929, à 35% en 1970, non inclues les dépenses des collectivités locales et des divers organismes parapublics. L’Etat devient le principal investisseur (armement, énergie, transports, construction), le principal employeur (salariés des administrations et des entreprises publiques), le principal distributeur de revenus (Sécurité sociale, allocations diverses…). En assurant un volume plus stable des investissements et des revenus, il joue un rôle régulateur permanent du cycle économique ». La démonstration continue avec l’exemple de la planification indicative, les mesures anticycliques conjoncturelles lors des récessions, sociétés mixtes, nationalisations des pertes, soutien dans les secteurs où le taux de profit monopoliste n’est pas assuré, subventions, crédits, tarifs préférentiels, dégrèvements fiscaux, règlementations… « L’Etat s’affirme comme l’instrument primordial de la rationalisation capitaliste de la production ».
Ainsi externalisés, ces coûts ne rentrent plus dans la composition du capital. Cependant une partie d’entre eux sont financés par des prélèvements sociaux obligatoires, impôts ou cotisations assises sur le salaire. Ces cotisations sociales, nous insistons encore sur ce point, dont la maîtrise reste un enjeu fondamental pour les salariés qui se voient contester par le patronat et le pouvoir politique (Pompidou, Rocard, Juppé, Jospin) le droit d’en disposer (rappelons que les salariés disposaient dans les débuts de la gestion de la sécurité sociale, d’un budget supérieur à celui de l’Etat) comme ils le firent jusqu’aux ordonnances Jeanneney de 1967 mettant fin à la prépondérance ouvrière dans les conseils d’administration des caisses. Et depuis, cette étatisation de la sécu dont on vote les crédits au Parlement dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) en œuvre également avec des recettes fiscales qui viennent se substituer à une part des cotisations, lesquelles sont allégées dans le cadre d’une politique de l’offre qui se veut au service de l’emploi.
Aujourd’hui, la théorie du CME n’est plus à même de traduire la réalité du nouveau capitalisme à l’âge de la globalisation néolibérale. Annoncée par Lénine et en vogue jusqu’à la fin des années 70, cette théorie analysait la connivence entre le grand capital monopolistique – national et international – et l’Etat. La sphère publique prenait en charge les activités non rentables et les investissements collectifs lourds, facilitant la rentabilité des grandes entreprises, ainsi allégées dans leurs coûts de production tandis que les commandes publiques dans des secteurs porteurs assuraient d’importants débouchés. La réalité actuelle a sensiblement modifié les rapports entre l’Etat et les monopoles. D’une part, l’internationalisation du capital et l’interpénétration des économies se sont considérablement développées, rendant plus difficile la régulation étatique nationale, d’autre part, la globalisation financière a radicalement réorienté les stratégies des entreprises, à la recherche de placements financiers spéculatifs plus rémunérateurs que l’investissement productif – d’où le phénomène des licenciements boursiers. La socialisation des grands moyens de production à l’échelle nationale promue par les théoriciens du CME n’apparaît donc plus comme une réponse pertinente quand la gauche gouvernementale a par ailleurs totalement renoncé à mener une politique industrielle dans le cadre d’une planification démocratique. L’Etat perd la maîtrise des secteurs bancaires, énergétiques et productifs et remet en cause sa sphère d’intervention sociale, laissant plus de place à la régulation par le marché dans un processus de financiarisation de l’économie.
Le passage du capitalisme monopoliste des Etats au capitalisme financier mondialisé s’est accompagné de profondes transformations socio-économiques, technologiques, environnementales et culturelles qui rendent donc insuffisantes sinon obsolètes les vieilles recettes de la course à la productivité dans une société productiviste contestée par ailleurs. Examinons ces caractéristiques actuelles du néolibéralisme. Dans son manifeste altermondialiste, l’association ATTAC développe ses analyses pour servir le débat public. L’introduction est réservée au diagnostic du néolibéralisme que nous synthétisons ici.
Le premier pilier du néolibéralisme c’est le libre-échange et la libre circulation des capitaux, les deux facettes du même processus de marchandisation du monde. L’OMC assure une concurrence directe des travailleurs et des systèmes sociaux et exacerbe les contradictions entre les pays du centre et ceux de la périphérie. On assiste au laminage des souverainetés populaires, à l’appauvrissement des peuples soumis aux plans d’ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale. L’Union européenne s’attache aux mêmes objectifs, soumettant ses états à la concurrence libre et non faussée. L’affirmation des souverainetés populaires est nécessaire pour contrer ce processus.
Le deuxième pilier est une approche de la nature comme réserve inépuisable et comme dépotoir. Elle se traduit par l’accaparement des ressources naturelles et de la biodiversité par les multinationales du Nord et des pays émergents tandis que les pays pauvres du Sud sont voués à accueillir les déchets polluants et dangereux et sont surexposés aux changements climatiques. La réponse est dans l’affirmation des biens publics et communs (eau, énergie, etc.).
Le troisième pilier est la mise sous tutelle de la démocratie. Le néolibéralisme affirme le lien entre les libertés économiques et politiques en taisant les contre-exemples (Chili de Pinochet ou Chine). ATTAC dénonce la politique africaine de la France dictée par des considérations économiques (pétrole et phosphate). Pour libérer la démocratie de ses tutelles il faut de nouvelles formes de participation populaire, une formation à la citoyenneté garantie par l’éducation, le droit d’être informé et le droit d’informer.
Le quatrième pilier c’est les politiques publiques au service des propriétaires du capital. Les dérégulations publiques profitent au tout marché. Les politiques publiques garantissent l’attractivité des territoires pour les entreprises par la stabilité de la monnaie, les taux d’intérêts élevés, la circulation des biens, des services et des capitaux. Les politiques publiques sont aussi internationales : FMI, Banque mondiale et OCDE formée des trente pays les plus riches et dont les études et les préconisations apparaissent comme une machine de guerre idéologique pour la promotion des politiques libérales.
Le cinquième pilier c’est le pouvoir absolu des actionnaires dans l’entreprise qui marque une rupture avec les modes de gestion de l’après-guerre fondés sur un compromis entre les entreprises, les pouvoirs publics et les syndicats. Les actionnaires recherchent le profit au détriment de l’investissement. Les transactions financières et les opérations sur le marché des changes s’opèrent dans un marché mondial dérégulé qui tue la démocratie sociale : licenciements boursiers, délocalisations, absence de démocratie dans les entreprises.
Le sixième pilier c’est la guerre permanente et les politiques sécuritaires. La guerre sert le contrôle des ressources énergétiques avec l’appui des régimes réactionnaires chez qui prospère le fondamentalisme. Le rôle des Etats Unis et même de la France est dénoncé par ATTAC.
Le septième pilier relève du formatage des esprits. La mondialisation est présentée comme inévitable et souhaitable. L’entreprise idéologique est conduite sous l’égide des grands médias, des élites administratives, politiques et parfois syndicales. Elle s’appuie sur la critique du totalitarisme et du populisme (stigmatisation de la politique de Chavez). Elle développe sa légitimité dans l’industrie américaine du cinéma porteur de l’ « american way of life ». Le refus de l’impérialisme culturel et linguistique par la promotion de la diversité des cultures et des langues constitue la réponse à cette offensive.
Ce diagnostic introductif nous permet de mieux cerner le néolibéralisme. (« Manifeste altermondialiste » aux éditions mille et une nuits, janvier 2007, 2,50 euros). Selon Jacques Généreux, « tout cela constituait les bases d’une idéologie que l’on étiqueta souvent comme néolibérale, pour bien la distinguer du libéralisme classique ». Aussi suggère –t-il de baptiser cette nouvelle doctrine « marchéisme » car elle repose d’abord sur le mythe d’une société intégralement constituée par des relations d’échanges entre des atomes humains indépendants. Par ailleurs, le terme néolibéralisme laisse entendre qu’il s’agit d’un nouveau libéralisme, ce qui constitue un véritable contre sens philosophique et historique »… « Or la tournure prise (par les politiques publiques) comme les alliances nouées pour les mettre en œuvre suffisent largement pour les qualifier d’illibérales ou d’anti libérales, comme vous voudrez. Athées néofascistes, fondamentalistes, religieux, ultraconservateurs, « vieux réacs » et « nouveaux réactionnaires » de toutes obédiences se sont retrouvés sans peine aux côtés de nos soi-disant « néolibéraux » pour soutenir des politiques combinant recul des droits sociaux, atteintes aux libertés publiques, réduction des dépenses sociales, inflation des politiques sécuritaires, islamophobie et apartheid communautaire ». Cette alliance entre les tenants de la libre compétition et les prosélytes d’un ordre moral sectaire est bien plus naturelle qu’il n’y paraît. En effet, plus on entend livrer une société à la libre compétition des intérêts privés, plus on doit se préparer à contenir les conflits et la violence par des normes sociales et des institutions répressives. Aussi la révolution culturelle des années 1980 était-elle nécessairement hybride : elle alliait une utopie néolibérale de l’émancipation par le « marchéisme » et une conception réactionnaire de l’ordre social. Elle nécessitait une alliance politique entre les néolibéraux prônant l’extension planétaire du libre-échange marchand à toutes les activités humaines et les conservateurs rétrogrades visant la restauration d’un contrôle social étroit des individus par la famille, la religion, la communauté et la stricte répression des déviants » (Jacques Généreux La grande régression).
Lazzarato Maurizio, dans une critique de « la naissance de la biopolitique » de Michel Foucault (cours au collège de France de 1979 qui fait suite à celui de « Sécurité, territoires, population » en 1977) analyse très finement l’évolution de l’ordo-libéralisme allemand au néolibéralisme à l’aune de la gestion néolibérale de la crise de 2007 et conclu ainsi son article dans la revue raisons politiques (Lazzarato Maurizio, « Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise », Raisons politiques, 2013/4 (N° 52), p. 51-61. DOI : 10.3917/rai.052.0051. URL : https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-4-page-51.htm) :
« À la différence de ce qu’énonce l’idéologie libérale, l’intervention n’émane pas de l’État de droit, mais des institutions qui « gouvernent » le capitalisme financier : banques privées, BCE, FMI, ainsi que quelques gouvernements comme le gouvernement allemand qui participent du capitalisme d’État dans les nouvelles conditions qui sont les siennes. Le libéralisme rompt avec la « raison d’État » au nom de la société, nous dit Foucault : « C’est au nom de celle-ci qu’on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu’il y ait un gouvernement » et c’est toujours au nom de la société que les libéraux ne se posent plus la question de la raison d’État « comment gouverner le plus possible et au moindre coût ? » , mais plutôt celle-ci : « pourquoi faut-il gouverner ? »
Dans la crise, on voit une toute autre logique à l’œuvre. Si le marché ne fonctionne pas, si au lieu de déterminer une « rationnelle et juste formation de prix », il crée des déséquilibres qui bloquent la valorisation et conduisent à la crise, la faute en revient à la société. Si le libéralisme a pu mettre autrefois en récit une lutte mythique entre l’État et la « société civile », animée par les propriétaires et les entrepreneurs, cette opération est d’autant plus impossible aujourd’hui que la société est composée de « débiteurs », qu’il faut gouverner à partir des intérêts de « créditeurs ».
Contre toute évidence, contre toute logique, même bêtement « économique », c’est aujourd’hui la société qui doit changer, qui doit se conformer aux marchés, au risque même de se désagréger, au risque même d’imploser comme dans le sud de l’Europe. D’où les contre-réformes du marché de l’emploi, les coupes dans les services sociaux, la diminution et les blocages des salaires, l’augmentation des impôts des plus pauvres et des classes moyennes qui visent, avec un cynisme assumé, la « destruction de la société » si elle ne capitule pas au chantage de la dette. Pour aligner la société et la démocratie sur la valorisation capitaliste, le libéralisme met de côté toute production de « liberté » et n’hésite pas à produire une gouvernementalité autoritaire post-démocratique. »
Cette analyse en rejoint de très nombreuses du même type sur la menace néolibérale. La reconquête de la souveraineté populaire doit être un motif déterminant pour engager le combat de toute la gauche contre toutes les formes de ce néolibéralisme y compris « le social-néolibéralisme » dont nous avons analysé toute la complicité d’avec cette forme autoritaire actuelle du capitalisme financier. C’est à cette condition première, nécessaire et non suffisante cependant, de travail idéologique et politique que l’on pourra se dégager de cette emprise intellectuelle et idéologique du « marchéisme » néoconservateur et sortir des cadres convenus des batailles politiques mortifères (souverainisme identitaire contre élitisme dit progressiste) érigées en adversaires favoris auto-désignés par les protagonistes d’un enfermement de la vie politique dans le « macronisme » et le « lepénisme »!
Quand l’exigence écologique semble plus que jamais d’actualité avec la crise sanitaire qui s’origine dans la combinaison de la mondialisation capitaliste (rapidité de diffusion des maladies avec l’extrême mobilité des hommes) et des déséquilibres des écosystèmes (déforestation et côtoiement de l’habitat humain des animaux sauvages porteurs de virus), le retour des « premiers de corvée », le besoin d’un Etat protecteur et les exigences d’un renouvellement de la démocratie, appellent aussi de nouvelles approches dans l’organisation des modes de productions industrielles, agro-alimentaires et agricoles et dans le type de consommation recherchée. On se mettra d’accord sur une critique du productivisme et sur l’idée d’une nécessaire décroissance de l’utilisation des ressources naturelles avec à l’appui les questionnements actuels autour de l’impact des déséquilibres naturels sur la diffusion du coronavirus.
Quelle peut être alors la reconfiguration politique de la gauche pour une stratégie de sortie par le haut de la crise conjuguée du capitalisme financier et du coranavirus ? Certainement pas celle qui inspire un social-libéralisme qui n’est en fait qu’un social-néolibéralisme.
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