L’examen critique des spécificités historiques du socialisme français à contre-courant des représentations trop courantes par Xavier Dumoulin
Créé par sr07 le 18 juin 2024 à 16:00 | Dans : a2-Blog-notes politique de XD, Articles de fond
Extrait de nos travaux universitaires dans le cadre du Master d’Histoire Sciences sociales du politique Université Paris-Nanterre
B. L’examen critique des spécificités historiques du socialisme français à contre-courant des représentations trop courantes par Xavier Dumoulin
Références : Xavier Dumoulin
La social-démocratie a longtemps incarné cette promesse d’une redistribution des richesses dans une démocratie où les forces du travail participent à la gestion économique et sociale du pays. Il est vrai que les spécificités françaises du mouvement ouvrier avec d’une part l’indépendance syndicale vis-à-vis du politique posée dans la charte d’Amiens en 1906, dans le prolongement de la tradition anarcho-syndicaliste et le développement de la CGT sur ces bases, la pratique guesdiste d’autre part refusant « le ministérialisme » prôné par un Jaurès socialiste républicain (la controverse nationale et internationale sur la participation du socialiste Millerand, au « gouvernement de défense républicaine »), ont freiné toute intégration de la classe ouvrière dans la nation jusqu’en 1914. Le retournement de Jules Guesde du fait de l’échec de la 2° internationale dans son combat pour « l’unité du prolétariat international » contre la guerre et l’entrée au gouvernement d’Union sacrée de ministres et collaborateurs de cabinet issus de la SFIO (Guesde, Albert Thomas, Marcel Sembat, Léon Blum), ou d’un socialisme indépendant (Viviani, Millerand, futur président du conseil en 1920 et président de la République en septembre de la même année, ayant déjà rallié la droite avant sa participation au gouvernement de Viviani d’août 1914 à octobre 1915), ont changé la donne. Mais l’expérience de l’Union sacrée reste paradoxale. Elle tend à modifier les relations du mouvement ouvrier et de l’Etat. Jaurès, tenant de « l’évolutionnisme révolutionnaire » avait déjà analysé et souligné les contradictions d’un Etat exprimant « les rapports de classes » et marqué par l’empreinte des conquêtes sociales et démocratiques (législations industrielles de l’époque, instruction publique, laïcité et libertés publiques héritées des réformes républicaines). Mais la CGTU campera longtemps dans une opposition aux lois sociales (retraites ouvrières notamment) suivant en cela la tradition anarcho-syndicaliste jusqu’à la réunification de la CGT en 1936. La SFIC devait par ailleurs sa naissance en décembre 1920 au congrès de Tours à la faillite de la 2e internationale et aux protestations du monde du travail attisées par la répression de ses grèves par un Clémenceau ou un Millerand, tour à tour président du Conseil depuis 1917. Avec cette condition d’adhésion à la 3e Internationale subordonnant l’action syndicale au parti d’avant-garde. Léon Blum se veut le gardien de la vieille maison SFIO sans renoncer à un processus susceptible de conduire la transition de l’exercice à la conquête du pouvoir (au sens que Léon Blum accordait respectivement à ces deux termes d’un mouvement graduel de réformes puis de basculement révolutionnaire dans une équivoque doctrinale opportuniste) dont la condition dynamique parait toujours celle du chemin vers l’hégémonie culturelle et politique d’un socialisme démocratique, donc aux racines républicaines, selon la perspective jaurésienne réaffirmée par Ernest Labrousse.
§1-La drôle de trajectoire du courant communiste en France !
Les limites d’une lecture léniniste de la social-démocratie viennent paradoxalement de l’analyse minutieuse de la trajectoire du courant communiste en France. Notons au passage cette dénonciation de l’impérialisme qui va de pair avec l’idée d’une aristocratie ouvrière dans les pays capitalistes du centre, aristocratie qui, bénéficiant des miettes des profits liés à l’exploitation des peuples de « la périphérie », constituerait une base populaire pour une social-démocratie des pays du « centre », au cœur du capitalisme, impliquée dans l’exploitation coloniale. Nous avons écarté ici cette dimension qui interrogerait les politiques coloniales ou néocoloniales des gouvernements de défense républicaine et du bloc républicain (fin XIXe et début XXe), puis, (sans omettre de rendre justice à la virulente opposition de Jaurès aux politiques colonialistes précédant et expliquant le première guerre mondiale) des socialistes sous la IVe République (Indochine, Algérie, Canal de Suez, etc.), les premiers communistes s’étant illustrés dès les années vingt par leur engagement internationalistes (les secteurs de la jeunesse notamment contre l’occupation de la Ruhr, l’Affaire du Rif au Maroc) avant de soutenir, par nécessité d’alliance, des politiques ambiguës (en 46 vote des crédits militaires pour le corps expéditionnaire en Indochine avant le changement de position deux mois plus tard, vote des pouvoirs spéciaux en Algérie cette année 56 remplies d’épreuves avec le XXe congrès du PCUS, le rapport secret de Khrouchtchev, le bouleversement de Varsovie et la tragédie de Budapest! ) dénoncées plus tard avec des ruptures d’alliances dans un contexte de tensions internationales très marquées entre Est et Ouest. Le PCF aurait, il est vrai, bien des comptes à rendre sur ses postures historiques vis à vis de l’hégémonisme soviétique du temps de la guerre froide, voire même de la détente, en distinguant d’ailleurs les problématiques de l’interventionnisme soviétique dans les pays satellites de «souveraineté limitée» de celles liées à l’expansionnisme de l’URSS (avec toutes les ambiguïtés de ses interventions dans d’autres régions). Le tout dans des réalités objectives plus complexes que les principes abstraits et avec des positions mouvantes dans ses réactions alternées d’allégeance (Hongrie et Tchécoslovaquie en 56) et d’indépendance (timide dénonciation de l’intervention soviétique à Prague en 68, affirmation d’une voie française du « Socialisme aux couleurs de la France » au 22e congrès du PCF). On n’a pas encore tiré au clair la position de Marchais dans la période de renégociation du programme commun quand ses postures prosoviétiques en politique étrangère allaient à contre-courant de sa stratégie unitaire du 22e congrès à laquelle on peut penser qu’il tenait avant tout (dans cette contradiction difficilement surmontable : Brejnev préférant Giscard à Mitterrand). Ces éléments n’ont plus, de fait, d’autre intérêt qu’historique avec le renouvellement profond du parti lié aux départs ou disparitions de nombre de ses militants historiques et/ou intellectuels de grande valeur, sa perte d’influence électorale et sa crise d’identité avec l’abandon de fait de la référence léniniste au profit d’une conception jaurésienne d’un évolutionnisme révolutionnaire.
Pour revenir à la portée réelle de la critique léniniste de la social-démocratie, ne convient-il pas de s’interroger sur l’histoire propre du PCF? Le PC n’a-t- il pas été lui-même confronté à des lignes contradictoires dans une longue et difficile recherche de conciliation entre pureté révolutionnaire et efficacité politique ? Les leçons d’échec de la stratégie initiale « classe contre classe » et de la tactique du Front unique à la base – après la période de bolchévisation purgeant le parti de ces éléments droitiers ( L.Froissard) puis gauchistes ( le groupe Barbé-Celor, Treint, Semard, Dunois et consorts) – semblent avoir été tirées par un Maurice Thorez qui sut adapter avec plus de succès que ses prédécesseurs les lignes de l’Internationale au contexte de la France.
§2-L’heureuse et précoce conversion du PCF au réformisme révolutionnaire ou « l’impensé communiste ».
Avec la stratégie du Front populaire dès 1934, puis celle de la participation au gouvernement du général de Gaulle et des débuts de la IV° République (tripartisme socialistes-communistes-chrétiens démocrates), le PC fait l’expérience heureuse de l’unité populaire. Il prône même une certaine modération dans le contenu des réformes (refus des nationalisations par le PC) et ne participe pas aux gouvernements de Front populaire de 36 et 37 qu’il soutient au parlement (quand la CGT impose au patronat les accords Matignon suite aux occupations pacifiques des usines). Il accomplit son grand œuvre plus qu’à la Libération, dans le train des nationalisations voulues surtout par le général de Gaulle, au sein des premiers gouvernements de la IVe. Ceux de Gouin, Bidault et de Ramadier (jusqu’en mai 47 du fait de la dénonciation du plan Marshall, cette arme économique des Etats-Unis visant à développer le mode de vie américain en Europe, avec les débouchés qui vont avec pour le capitalisme américain) notamment sous l’empire d’une nouvelle constitution (adoptée par le PCF, il est vrai sans enthousiasme) dont le préambule consacre les droits économiques et sociaux, préambule intégrant le bloc de constitutionnalité (jurisprudence du conseil constitutionnel) et inspirant des principes généraux du droit particulièrement nécessaires à notre temps (jurisprudence du Conseil d’Etat). Ce sera la création de la sécurité sociale avec Ambroise Croizat, le statut de la fonction publique avec Maurice Thorez, les statuts des travailleurs des entreprises nationales (énergie notamment) avec Marcel Paul, l’ensemble faisant basculer les droits des travailleurs vers un droit au « salaire à vie » (le fonctionnaire titulaire de son grade à vie, les salariés sous statut bénéficiant d’un droit à la carrière, les professionnels de santé travaillant dans un cadre socialisé avec des actes rémunérés selon la nomenclature de la sécurité sociale). Pour le sociologue et économiste Bernard Friot c’est « le déjà-là communiste » fruit de « l’impensé communiste».
Pour comprendre les évolutions idéologiques des gauches, revenons sur leur genèse et leur dynamique historique dans une époque marquée par l’émergence de la pseudo contestation soixante-huitarde de ladite société de consommation, contestation équivoque quand elle servait de point d’appui à la mutation du capitalisme dans la promotion d’une consommation libidinale, ludique et marginale pour la grande bourgeoisie et la nouvelle petite bourgeoisie, et qui parait décalée depuis les crises successives auxquelles répondent des politiques d’austérité et de rigueur antisociales et impopulaires à l’échelle nationale et européenne (plan Barre, parenthèse de la rigueur, traités européens) tant il est vrai que la crise des débouchés engendre déflation, austérité et chômage et s’accommode ainsi d’une croissance zéro.
Curieuse gauche française aux réflexes pavloviens, qui n’en finit pas de décourager ses plus fervents partisans. Frappés du syndrome de la division historique et, plus récemment peut être, du culte des égos, ses chefs se disputent, se contemplent et s’ébrouent. Elle s’éclate selon le principe de fonctionnement d’une centrale nucléaire à uranium enrichi mais sans surgénérateur. D’où son épuisement parallèle à son émiettement : PC atrophié et éclaté, Gauche républicaine introuvable, Gauche de gauche avec des hauts et des bas, PS atomisé…
Tout le contraire de cette époque révolue du “sinistrisme”, ce phénomène historique du rayonnement d’une gauche dont la force propulsive savait orienter le débat public sur ses propres fondamentaux. D’où la marche en avant de la république sociale allant de pair avec l’hégémonie des idées de progrès !
§3-Les (im)postures de la radicalité politique à gauche.
Alors que refleurissent aujourd’hui mille controverses autour du projet de la croissance verte versus théorie de la décroissance – sujets dans l’air du temps et inépuisables de surcroît – on peine parfois à démêler l’argumentaire des différents protagonistes. D’une façon basique, rien n’autorise à schématiser deux types d’approches qui prévaudraient dans la contestation ou le fondement d’une écologie politique. Celui d’une conception occidentalo-centriste du progrès infini portée par le cartésianisme et l’idéologie productiviste allant de pair avec la confiance aveugle aux lois du marché, celui d’une perspective malthusienne dénonçant les progrès technologiques et l’aliénation dans une critique de la société de consommation.
Près de cinquante ans après la parution du rapport du commissaire eurocrate Mansholt qui inspira le club de Rome et l’avènement de l’écologie politique portée en France par un agronome tiers-mondiste expérimenté, René Dumont (un temps m’avait-on dit, militant du CERES), dans un contexte intellectuel et sociétal de remise en question des fondements de notre civilisation technicienne, de Jacques Ellul en passant par l’école de Francfort et les idées de mai 68, un nouvel aggiornamento ne s’impose -t-il pas à présent pour ne pas laisser l’écologie politique, traversée de courants contradictoires, confisquée par les partis qui s’en réclament?
« On assiste depuis quelques années, écrivait Didier Motchane en 1973, aux premières manifestations d’une critique intérieure de la croissance capitaliste. Le fait que cette réflexion s’inscrive dans le champ d’une problématique neutre, donc bourgeoise, ne doit pas masquer l’intérêt qui s’attache, par-delà les slogans de la croissance zéro, aux travaux du « Club de Rome » et aux intégrations de « la lettre de Mansholt ».
Les contradictions du capitalisme atteignent une acuité telle que les protagonistes les plus intelligents du système sont obligés d’en mettre en cause le fonctionnement. Alors même qu’ils évitent d’en faire une critique fondamentale au niveau des structures, ils présentent une critique décisive des conséquences de son fonctionnement.
La nécessité historique du socialisme se trouve ainsi aujourd’hui, et pour la première fois, sur le point d’être démontrée d’une manière rigoureuse. Malgré les simplifications et les faiblesses que comporte le modèle utilisé par le M.I.T., la ligne générale de la démonstration paraît bien établie. Elle suggère trois conclusions dont la troisième est implicite :
1. La prolongation des tendances actuelles conduirait rapidement à une crise catastrophique de l’humanité, du fait de l’épuisement des ressources naturelles, alimentaires et industrielles, du surpeuplement, de la pénurie de l’investissement et des nuisances.
2. Une planification soustraite aux objectifs du profit et, partant, une révolution dans le concept même de croissance est le seul recours possible.
3. Le développement socialiste doit donc remplacer la croissance capitaliste » (Didier Motchane Clefs pour le socialisme 1973)
Quant à l’extrême gauche, les impasses respectives des théoriciens dénommés gauchistes à leur corps défendant – depuis l’Ecole de Francfort, en passant par les écoles trotskistes, pour continuer avec les « Mao », façon « gauche prolétarienne » sartrienne ou JCR scissionnistes du PCF, JCR à l’époque louées par un Patrick Kessel (Le mouvement maoïste en France 1972) – n’ont-elles pas emporté dans leur reflux tous ces esprits fascinés par la prophétie d’une révolution mondiale ou par l’exotisme de la voie chinoise et de sa révolution culturelle vue sous les regards trompeurs d’une Maria-Antonietta Macciocchi ( son « Pour Gramsci » en 1975) ou d’un Gilbert Mury (« De la révolution culturelle au X° congrès du PCC » paru en 1973)? Bien loin, soit dit en passant, de l’analyse magistrale, presque quarante ans plus tard, de la réussite de « La voie chinoise Capitalisme et empire » par Michel Aglietta et Guo Bai (2012) qui tournent le dos aux explications néolibérales dans une exploration de l’héritage culturel et politique de la Chine. Et bien loin également d’une forme de contestation artistique interne et actuelle (cf l’exposition au musée Guggenheim de Bilbao en 2018 : « arte y china despues de 1989 El teatro del mundo ») des nuisances du mode de production et de vie chinois venant des milieux du cinéma ou des arts plastiques quand l’épicentre du covid-19 vient du cœur de la mondialisation dans cette province chinoise de Wuhan.
Revenons à ces reconversions spectaculaires des anciens gauchistes à l’instar des journalistes de Libération (dont le très célèbre Serge July) – ce journal qui appuyait la libération du Vietnam – et des prétendus nouveaux philosophes. Songeons à toutes ces vociférations venant de donneurs de leçons bien reclassés dans le décennie qui suivit mai 68, façon André Glucksmann, ex-maoïste repenti et reconverti, fort opportunément avec l’appui de Jean-Paul Sartre, dans la solidarité avec les boat-people du Vietnam. Et à la reconversion de ces militants trotskistes recyclés dans le PS, tendance lambertiste chez un Jospin (qui joua double jeux dans sa période d’entrisme puis d’adoubement avant d’en devenir premier secrétaire), chez un Mélenchon ou un Cambadelis aux parcours glorieux, ou tendance LCR chez le respectable et regretté Henri Weber qui vient de nous quitter, ce magnifique théoricien de la conscience de classe devenu plus tard sénateur socialiste. Lequel interrogeait, en 1975 dans son livre majeur « Marxisme et conscience de classe », « le processus de radicalisation en cours » se demandant s’il aboutira « à la résurgence d’un mouvement ouvrier révolutionnaire » ou restera « contrôlé par les appareils réformistes ».
§4-Le « socialisme à la française » a-t-il vécu ?
L’année soixante-seize verra le PCF adopter « le socialisme aux couleurs de la France » et abandonner la référence à la dictature du prolétariat. Mais on voit, dans le même temps surgir en France les querelles dans cette gauche PC-PS-MRG réconciliée, malgré son trop plein d’arrières pensées respectives, et stratégiquement soudée autour d’un programme commun de « rupture avec le capitalisme » selon l’expression empruntée au discours de François Mitterrand au congrès d’Epinay-sur-Seine. Ce programme commun que nous érigions de façon quasi fétichiste comme le « seul moyen de la révolution » à ceux qui scandaient « une seule solution la révolution ». Avec ces postures des deux grands partis de gauche fort bien analysées dans les écrits de Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane dans deux ouvrages adaptés à la conjoncture politique des années soixante dix.
Ceux-ci réfutaient les idées reçues sur la ligne de partage originelle entre réformistes et révolutionnaires, ce qu’un ancien militant du CERES et grand intellectuel recyclé au sein du NPA avant de rejoindre le camp libertaire pour le quitter ensuite, Philippe Corcuff, exprimera plus tard à sa manière dans une critique mélancolique de la gauche intitulée » les socialismes français à l’épreuve du pouvoir » édité chez Textuel en 2006 dans ses développements sur Léon Blum au congrès de Tours. Revenons donc sur cette histoire idéologique du PS pour comprendre son état de délabrement idéologique actuel.
Didier Eribon a développé la thèse d’une profonde mutation idéologique du PS des années quatre-vingt sous l’effet du néo-conservatisme. Cet auteur considère qu’il y eut alors une véritable rupture avec les idées révolutionnaires libertaires de mai 68, elles-mêmes préparées de longue date par une hégémonie de l’idéologie marxiste et contestataire.
On peut rejoindre partiellement cette analyse en distinguant bien deux périodes : la première de la Libération jusqu’à la fin des années soixante-dix connaît un rayonnement très puissant des divers courants marxistes sur les intellectuels et la classe ouvrière. La seconde voit au contraire l’effacement progressif du marxisme. Cette dernière période coïncide avec la montée en puissance du néolibéralisme et l’accession des néo-conservateurs au pouvoir (Thatcher-Reagan) au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir en France et, dans la même décennie, l’effondrement des pays du “socialisme réel”.
Dans la première période on assiste à un foisonnement intellectuel lié à la contestation du marxisme officiel – celui d’un PCF dont l’influence reste énorme – par l’école de Francfort et la mouvance libertaire, le structuralisme et le freudo-marxisme. La deuxième période est celle de la lente agonie d’un marxisme en butte aux assauts des “nouveaux philosophes ”en croisade pour les droits de l’homme contre le Goulag. L’assimilation du socialisme au totalitarisme ternit durablement le message du « camp progressiste ».
En France, dans les années soixante-dix, le PS forgeait sa stratégie de rupture avec le capitalisme. On peut dire que jusqu’à l’adoption du projet socialiste dans la foulée du congrès de Metz – qui consacre la ligne d’union de la gauche -, le PS tient bon dans « une posture de gauche ». Mais il remporte les élections présidentielles alors même qu’il est déjà défait idéologiquement. Commence alors une ère de véritable confusion idéologique pour la gauche française. Egarée dans « la parenthèse libérale » qui constitue le véritable « Bad Godesberg » du socialisme français, l’idée de construction européenne tient lieu de substitut à celle de la transformation sociale. Avec le grand marché puis le traité de Maastricht, il s’agit d’un complet renoncement à une alternative au néolibéralisme en pleine poussée. L’idéologie néolibérale règne alors sur les esprits et les dirigeants de gauche – en dépit de leur dénégation toute verbale -, se rangent aux raisons d’un capitalisme financier mondialisé. La rupture est totalement consumée avec les couches populaires dont une large fraction marque son attirance pour les idées du Front national dès les élections européennes de 1984 avec ses points d’orgue en 2002 et aux dernières élections régionales de 2015 et européennes de 2019.
La confrontation de la gauche de gouvernement avec le mouvement social, théorisé par Bourdieu, apporte des éclairages utiles. Et par-delà une problématique campée sur le terrain exclusif des prétendues références intellectuelles françaises incontournables de la gauche (Sartre, Althusser, Lacan, Deleuze, Guattari, Foucault, Bourdieu, Derrida…), Didier Eribon contribue à révéler le foudroyant bouleversement idéologique du PS dans les années quatre-vingt. Il faudrait pourtant corriger largement les soubassements de cette réflexion qui s’enferme dans l’apologie du courant culturel soixante-huitard pour dénoncer la dérive conservatrice de ce que nous appelons le social-libéralisme. Ce dernier, à l’instar de la droite actuelle serait libéral sur le terrain économique et conservateur sur le terrain idéologique. Il y aurait largement place au débat sur ce point quand le conservatisme assimilerait aussi, selon Eribon, les principes républicains de la gauche française.
Nous ne nous reconnaissons pas dans la définition d’une idéologie conservatrice présentée par Didier Eribon – qui inclut la conception de la communauté de citoyens en tant que nation démocratique, opposée pourtant à la conception ethnique et nationaliste, dans cette dérive conservatrice – alors même que le rejet du TCE a constitué un moment important de la contestation du libéralisme par l’expression d’un attachement au modèle démocratique social français.
Les nombreuses références au mouvement intellectuel des années soixante-dix gomment certains apports nouveaux tels que la redécouverte de Gramsci et de sa pertinente analyse de l’hégémonie idéologique. Par ailleurs nous réfutons la thèse qui ferait de la pensée de Kant et de Rousseau le soubassement philosophique du néo-conservatisme. L’universalisme et le contrat social sont dénoncés comme expression du choix raisonné de l’individu – cet individu idéologisé par la bourgeoisie et qui ne résisterait pas à la critique sociale des structuralistes. Dans ce débat – structuralistes contre tenants du sujet – l’auteur rend cependant grâce à un penseur comme Henri Lefebvre.
Les racines profondes du conservatisme français ne sont-elles pas plutôt à rechercher dans l’opposition historique à la construction républicaine … la droite légitimiste, bonapartiste et orléaniste, chère à la tripartition du regretté René Rémond. Et aujourd’hui dans les influences néo-conservatrices qui trouvent à s’exprimer dans des postures idéologiques
§5-La démocratie à l’épreuve du néolibéralisme et du néo-conservatisme.
Ce qui est en cause aujourd’hui, n’est-ce point la préservation de la démocratie dans sa perspective républicaine quand le néolibéralisme et le néo-conservatisme la désactivent? Le vocabulaire de « la gauche radicale et mouvementiste » emprunte souvent les termes de néolibéralisme et de néo-conservatisme pour désigner le système socio-économique et idéologico-politique dans lequel prospère le capitalisme financier légitimé par l’idéologie d’un nouvel ordre moral. L’analyse des relations entre capitalisme et posture morale n’est pas nouvelle.
Le puritanisme protestant d’Outre-Manche et d’Outre-Rhin paraissait ainsi plus conciliable avec les processus d’accumulation du capital et de recherche du profit que le catholicisme romain, culturellement hostile à l’accumulation des richesses comme fin en soi. Le circuit du capital – “argent-marchandise-argent” qui permet à l’argent de faire des petits (A-M-A’) – , mis à nu par Karl Marx, s’épanouissait sans entraves auprès des anglo-saxons alors qu’il devait combattre, auprès des latins, bien des préjugés moraux hérités de la dénonciation de la recherche effrénée du profit.
Pour Max Weber, cette attitude mentale fondait la tentative d’explication de l’avancée relative du capitalisme des pays anglo-saxons. De la même façon, l’éthique protestante résulte de la rareté de la marchandise en pays de démarrage du mode de production capitaliste de biens d’équipement. L’éthique insiste donc sur la nécessité de réinvestir et affiche selon Clouscard, « les valeurs de la production et de l’économie, elle est l’expression idéologique des conditions de la production et du rôle de la marchandise ». Comme elle participe du sérieux de la production et de la consommation, au même titre que la haine du peuple pour le gaspillage, elle sera combattue par le néo-capitalisme qui veut promouvoir la consommation débridée et le gaspillage pour conquérir ses nouveaux marchés. « Le freudo-marxisme remplit cette fonction : il doit liquider l’éthique (proposée comme moralisme répressif de papa !). Il doit liquider l’économie (de l’accumulation), l’inhibition, les valeurs traditionalistes. Aussi le modèle de la nouvelle consommation sera celui de l’émancipation par la transgression. »
Régis Debray, interrogé en avril 2018 dans la revue des deux Mondes, suite à la parution de son ouvrage sur « Le nouveau pouvoir», jugeait qu’avec « Macron, président, les réformes en œuvre vont dans le sens de la Réforme, chacun doit se débrouiller tout seul pour faire son salut, sans corps intermédiaires, en ramant dans son coin. Les partis sont donc de trop, les syndicats aussi, comme hier les clergés. L’idéal, c’est l’individu tout nu, seul avec sa foi dans la flexisécurité et les vertus du marché, comme risque à courir.». On ne saurait dire comment ce trait de protestantisme servira ce nouveau pouvoir après son combat contre la malédiction du Coronavirus du précédent quinquennat. Nouveau pouvoir analysé dans « un essai fulgurant » de Régis Debray « qui montre en quoi la France du catholicisme et de la République vient à son tour de s’inscrire dans l’avènement planétaire de la civilisation issue du néo-protestantisme. Un livre indispensable pour comprendre ce qui s’est passé. Et pour anticiper ce qui va arriver » signale la quatrième de couverture (Le nouveau pouvoir 2017).
Aujourd’hui le retour à l’ordre moral pourrait apparaître, d’une certaine façon, comme antinomique de l’explosion et de la sacralisation du marché, ce Veau d’or des sociétés occidentales. Dans sa préface à l’ouvrage de Wendy Brown, récemment traduit en français, « Les habits neufs de la politique mondiale – néolibéralisme et néo conservatisme », Laurent Jeanpierre nous éclaire sur les rapports complexes du néolibéralisme et du néo-conservatisme. Ce dernier serait en réalité « une virtualité inhérente à la rationalité politique néolibérale », étudiée jadis par Michel Foucault sous le terme de « gouvernementalité ». Ces concepts peuvent se définir comme « conduite des conduites ». « Ils réunissent, nous dit Jeanpierre citant Foucault, l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’imposer des normes de comportement à des individus et des groupes.» Le néolibéralisme étant pour Brown « l’ensemble des techniques de contrôle d’autrui et de soi par accroissement des choix plutôt que par diminution de la liberté, ou plutôt par accroissement des choix (et réduction de la liberté à l’acte de choisir), non seulement la liberté se doit d’y être autolimitée mais elle ne peut l’être désormais qu’en étant moralisée.» Ces analyses nous éclairent sur les processus en œuvre d’intrusion du religieux dans l’espace public de notre France laïque. A nous de décrypter le sens de ces processus pour les délégitimer, faute de quoi, ils pourraient asseoir durablement l’hégémonie des néo-conservateurs, indispensable semble-t-il aux avancées du néolibéralisme. Avec cet ouvrage de Wendy Brown, il y a ainsi matière à méditer car sous les coups de butoir et les effets conjugués du néolibéralisme et du néo-conservatisme, c’est la démocratie qui succombe !
« Mais de quel État et de quel capitalisme, de quelle souveraineté et de quelle gouvernementalité s’agit-il ? » s’interroge Lazzarato Maurizio, dans son article (« Naissance de la biopolitique, à la lumière de la crise », Raisons politiques, 2013/4 (N° 52), p. 51-61. « Le capitalisme d’État que l’on voit agir dans la crise est-il le même que le capitalisme d’État du 19e et du début du 20e siècle ? Et peut-on même encore parler aujourd’hui de capitalisme d’État dans les termes qui étaient ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari ? » A noter les références nombreuses ici à « L’Anti-œdipe. Capitalisme et schizophrénie », Paris, Éditions de Minuit, 1972, Gilles Deleuze, cours de préparation de l’Anti-œdipe, publié sur le site La voix de Gilles Deleuze (http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/rubrique.php3?id_rubrique=4) à la différence de la critique radicale de Michel Clouscard dont nous soulignons la critique d’une consommation d’émancipation transgressive (nous n’avons pas personnellement exploré plus avant ces écrits de Deleuze et Guattari).
« Le travail de Michel Foucault peut nous être utile ici, à condition d’interpréter l’ordo-libéralisme, puis le néolibéralisme, comme des politiques qui travaillent à une nouvelle configuration du capitalisme d’État, à un nouveau rapport entre souveraineté et gouvernementalité, dont les libéraux constituent la condition subjective. Le néolibéralisme représente une nouvelle étape dans l’intégration du capital et de l’État, de la souveraineté et du marché, dont la gestion de la crise actuelle (crise de 2007 NDLR) peut être considérée comme un accomplissement.
La thèse principale qui traverse les deux cours : celle d’un libéralisme en opposition à l’État, nous semble davantage ébranlée par les événements qui ne cessent de secouer le capitalisme depuis 2007, que par la critique théorique que l’on pourrait lui adresser.
Le fait que la question du libéralisme porterait sur le « trop gouverner », que sa critique se concentrerait sur « l’irrationalité propre à l’excès de gouvernement » et que, par conséquent, « il faut gouverner le “moins possible » » est en effet largement remis en cause par la crise. Le gouvernement néolibéral opère une centralisation et une multiplication des techniques autoritaires de gouvernement qui rivalisent avec les politiques des États dits totalitaires ou « planificateurs ». Comment est-il possible que les libéraux soient passés soudainement de « chercher à gouverner le moins possible » à « vouloir tout gouverner » ? Comment expliquer qu’ils considèrent comme irrationnelle toute forme de big gouvernement et qu’en même temps, depuis 2007, les gouvernements techniques, l’Europe, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque centrale européenne (BCE), en un mot toutes les institutions d’obédience libérale, tracent des « plans » de redressement des comptes de l’État qui courent sur plusieurs décennies (à titre d’exemple, le Fiscal Compact prévoit au moins vingt ans de « sacrifices » pour payer les créditeurs), qu’elles multiplient les institutions de contrôle, supervisées par des « experts », vérifiant la plus petite dépense de l’administration, prescrivent des coupes budgétaires dans les plus infimes détails, fixent de manière autoritaire les délais du redressement des budgets publics ; qu’elles dictent enfin, littéralement, des lois aux parlements et aux gouvernements nationaux ? Comment expliquer que, au soi-disant « État minimum » des libéraux avant la crise, les mêmes libéraux aient substitué un État « maximum » ? Comment rendre compte de ce big gouvernement néolibéral supranational qui, par ailleurs, se passe, sans aucun état d’âme, de toute « démocratie » ? » Cette démocratie inventée à Athènes et remise à l’honneur par les courants républicains dans le sillage des Lumières avant que les « libéraux » n’en usurpent plus tard toute la paternité dans « une démocratie formelle » et que les soi-disant « néolibéraux » n’en fassent ensuite qu’un usage dénaturé quand ils l’amputent de sa dimension essentielle, celle de la souveraineté populaire. Autant d’éléments qui prolongent la réflexion de Motchane sur l’exténuation de la République et donne sens à sa conversion républicaine.
Pour revenir à notre critique de l’analyse de Didier Eribon et conclure sur ce point, disons qu’elle semble oublier les références historiques républicaines du socialisme français. Didier Eribon fait par ailleurs la part belle à « la gauche de gauche », différenciée de « la gauche de la gauche » en ce qu’elle continuerait à porter l’idéal de la gauche institutionnelle, elle-même quelque peu idéalisée dans une essence révolutionnaire trahie. Ou en est donc cette gauche de gauche?
§ 6-La gauche de gauche ou la gauche de la gauche ?
Et d’abord au PCF : quelle mutation pour quel horizon? L’idée d’une mutation ou d’un dépassement reste une perspective qui ne saurait faire l’impasse sur une histoire pour aborder le présent autrement.
L’histoire intérieure du Parti communiste français, en quatre volumes publiés chez Fayard entre 1980 et 1984, œuvre magistrale mais contestée, de l’ancien secrétaire des étudiants communistes, Philippe Robrieux, apporte mille détails truculents sur la vie mouvementée d’un parti sans cesse recomposé et déchiré entre ses choix fondateurs dans une tactique dite de Front unique à la base ou de classe contre classe et son aspiration ultérieure à représenter tout le peuple français dans une stratégie de Front Populaire en adéquation avec celle de l’Internationale. Comme nous l’avons souligné, les clés d’identification des impasses de la conception léniniste furent plus pertinemment développées par Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane.
Dans « les socialistes, les communistes et les autres » édité chez Aubier Montaigne en 1977, Chevènement revient sur les origines de la scission de Tours et sur l’impasse française vers le socialisme pour faire un bilan du léninisme et établir les chances et les conditions de la réussite d’une union de la gauche alors aux portes du pouvoir. Ce que Didier Motchane avait théorisé dans une approche marxienne renouvelant et dépassant les doctrines socialistes et révolutionnaires figées dans une doxa archaïque. Dans ses « clefs pour le socialisme », ouvrage édité chez Seghers en 1973, le théoricien du CERES revisitait les concepts marxistes en les débarrassant de leur gangue lénino-stalinienne ou réformiste pour redonner corps et sens à la stratégie de rupture avec le capitalisme.
En renouant à la façon d’Anicet Le Pors, esprit cultivé et ouvert, avec la tradition républicaine, tradition certes constante dans l’histoire du PCF – et surtout chez les historiens marxistes à qui l’on doit, de Mathiez à Soboul, la connaissance du mouvement populaire et révolutionnaire à l’origine de la construction républicaine française – mais néanmoins souvent galvaudée en raison d’égarements doctrinaux ou politiques étrangers au socialisme jaurésien, le Parti communiste s’émancipe d’une approche néo-stalinienne. Il ne peut, du reste, relever le défi de son propre dépassement qu’en mettant ses forces importantes au service d’une perspective d’alternative démocratique et sociale qui se joue dès à présent dans la bataille des idées, dans les luttes et dans les urnes. Et bien sûr dans la perspective de l’unité d’une gauche d’alternative…
Avec l’érosion du PC, l’avenir des gauches repose-t-il davantage sur ce parti de gauche dont l’émergence en 2008 a ensuite marqué les succès du Front de gauche puis de la France insoumise? Pour mémoire, le PG s’est fondé à partir d’éléments composites dont Jean-Luc Mélenchon et Jacques Généreux avec qui nous avions fait la campagne de Ségolène Royal (derrière Jean-Pierre Chevènement) pendant que Clémentine Autain et Marie-Georges Buffet, elle-même candidate, espéraient un meilleur score d’une gauche prétendument plus radicale. Ce n’est qu’en 2008 que Mélenchon et ses amis en pleine déconfiture électorale interne au Congrès du P.S décident, après une sévère sanction de la gauche socialiste et une impossible reconquête du parti, de quitter ce dernier. Ainsi l’ex-sénateur socialiste, défenseur du traité de Maastricht, devenu plus tard ministre de Jospin, devait virer sa cuti sans s’encombrer d’un zeste de complexe vis à vis d’une trajectoire méandreuse. Il illustre, à sa manière, cette formidable plasticité d’une gauche pure et dure qui sait jouer d’obscurs renversements tactiques sous couvert de considérations stratégiques plus nobles. Après les indéniables scores aux trois dernières élections présidentielles, la FI connait un reflux d’influence et une crise interne malgré son score historique aux législatives de 2022 au sein de la NUPES. Son leader semble frappé d’une certaine perte d’estime et de confiance depuis le piège des épreuves judiciaires et la chute électorale aux élections partielles et à celles du parlement européen (2019) avant le rebond des dernières législatives. Mais l’excessive personnalisation est-elle compatible avec le registre d’une gauche qui entend promouvoir une sixième république? Les initiatives actuelles de la base et des élus vont-ils permettre une porte de sortie par le haut de cette crise qui secoue la FI?
L’idée d’un front de gauche à la base prôné un temps par l’exégète de Gramsci et de la guerre de position, Razmig Keucheyan, a-t-elle quelques chances de supplanter l’immobilisme et la disparition du FDG ? Rien n’est moins sûr comme nous l’avons depuis vérifié !
S’agissant de la gauche républicaine, on peut souligner la naissance de la gauche socialiste et républicaine (GSR) à l’initiative de la gauche socialiste en rupture de parti avant les dernières élections européennes (Maurel et Lienemann) avec l’appoint du MRC (Coutard et Laurent). Ce dernier mouvement se veut dans la filiation du CERES mais reste néanmoins divisé quant à l’opportunité de cette fusion après son ébranlement suite au retrait définitif de son président d’honneur Jean-Pierre Chevènement précédant son congrès national en juin 2015. Le MRC, après la tentative d’un pôle rassemblant les républicains des deux rives, avait succédé au MDC, fondé le 1emai 1993 marquant la rupture des chevènementistes avec le PS en raison de désaccords de fond sur la diplomatie (Irak) et l’Europe (Maastricht). Quelle peut être la force d’entraînement de la gauche socialiste et républicaine (Maurel, Lienemann, Laurent, Coutard) dans cet ensemble?
La renaissance d’un éphémère MDC « maintenu » derrière le brillant Claude Nicolet (homonyme du regretté historien de la république), fidèle d’un Jean-Pierre Chevènement et de Marie-Françoise Bechtel, animatrice de République moderne a fait place à Refondation républicaine. Ce nouveau mouvement s’inscrit dans le soutien à « la majorité présidentielle » sous la présidence de Jean-Yves Autexier et l’encouragement de JPC. Sur les dix candidats aux législatives de 2022, seule Estelle Forest, ancienne secrétaire nationale à l’Education du MRC et attachée parlementaire de Marie-Françoise Bechtel dans la législature 2012- 2017, a été élue et siège sous l’étiquette Renaissance.
§ 7-les retournements de la gauche
Au sein de la dite gauche, « le complexe de la séduction », analysé par Motchane et Guidoni (Le socialisme et la France), et la peur de mécontenter l’opinion publique, cette invention médiatique, finissent par édulcorer le noyau dur d’un projet politique fédérateur et populaire combattu par le pôle social-libéral hégémonique qui refuse d’aller à rebrousse-poil de l’idéologie dominante. Revenons à l’examen de cette question.
De la capacité d’action de la gauche dans la fidélité à ses valeurs, son programme et la cohérence de son projet.
Elle est souvent portée au pouvoir suprême dans un élan d’enthousiasme populaire (mai 1936, mai 1981) et/ou dans des périodes de guerre ou de crise majeure (Union sacrée, Libération de la France et IVe république, grève de l’hiver 95) mais semble condamnée à des retournements spectaculaires et emblématiques :
venu de la gauche radicale, républicaine anticléricale, le grand patriote, ancien soutien des Communards, Georges Clémenceau, « premier flic de France » et « briseur de grèves », s’illustre notamment dans la répression des vignerons en 1907 puis, suite aux grèves de Draveil et de Villeneuve-Saint-Georges en 1908, dans celle de la CGT qu’il décapite avant de faire face à l’agitation sociale à son retour à la présidence du Conseil en 1917 et au sortir de la guerre avec « les grandes grèves de 1919 » ; après lui, Millerand – qui avait rompu avec le socialisme de longue date -, devenu président du Conseil d’un « bloc national » inspiré à l’origine par Clémenceau – réprime avec la plus grande dureté, aux côtés des compagnies des chemins de fer, les grandes grèves des cheminots en 1920 ; les décrets-lois du radical Dalladier en 1938 signent la mort du Front populaire au prétexte du besoin de réarmement ; la chambre du Front Populaire (hormis les communistes hors du jeu parlementaire en juillet 1940) vote les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain à l’exception notable des amis qui entourent Léon Blum ; l’adoption du plan Marshall va de pair avec le départ des ministres communistes sous le gouvernement socialiste de Ramadier ; les périodes de décolonisation entachées par les guerres d’Indochine et d’Algérie ; le refus de la dévaluation dans l’épisode de la spéculation contre le franc qui suit la victoire de la gauche en 1981 ; le tournant libéral de 1983 sous Mauroy et le retour à la politique de l’offre en 1984 sous Fabius, amplifiée sous Chirac, Rocard, Cresson, Bérégovoy et Balladur durant les septennats de F. Mitterrand ; le choix du grand marché européen dès l’acte unique de 1986, le Traité de Maastricht signé en 1991 et ratifié en 1992 ; la participation de la France à la première guerre du Golfe en 1991 sans avoir épuisé les solutions diplomatiques et le recours à l’ONU ; les privatisations du secteur public, l’ouverture au capital privé des services publics et la mise à mal de l’indivisibilité de la République avec la question Corse sous Jospin de 1997 à 2002 ;, l’affaire Arcelor-Mittal ; la politique « austéritaire » en Europe (dans la logique du soutien majoritaire des socialistes au TCE, au vote du traité de Lisbonne sous Sarkozy), avec l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’union économique et monétaire (TSCG) et la position française sur la question de la Grèce ; la loi El Khomri porté en fait par le ministre Macron, le projet de perte de la nationalité sous le quinquennat du président Hollande.
Cette énumération fastidieuse illustre cette impuissance à tenir bon sur l’essentiel, ce que d’aucuns n’hésitent pas à considérer comme tare congénitale de la social-démocratie. On taira ici les lieux communs autour de la politique, et donc de la relation au pouvoir, faisant potentiellement des vainqueurs des renégats potentiels usurpant le pouvoir par la démagogie et condamnés à trahir le message furtif d’une élection. Cependant, « les faits sont têtus! » D’où les vaines mises en garde de Motchane et Guidoni cotre ce complexe de la séduction bien analysé dans leur essai prémonitoire sur le Socialisme et la France paru en 1983.
Dans ces retournements d’une idée de « socialisme à la Française » porté par le candidat de l’union de la gauche en 1981, le tournant libéral, dès 1983 (selon Mauroy il s’agissait de la parenthèse de la rigueur), en constitue un exemple fort. Il trouve son équivalent à droite dans le discours du candidat Chirac en 1995 autour de la condamnation de la fracture sociale et de la pensée unique pour conduire ipso facto, sous la houlette de son premier ministre Alain Juppé, une politique d’orthodoxie néolibérale qui jette durant l’hiver 95 les Français dans la grève directe ou par procuration contre les mesures libérales adoptées en contre sens total avec le discours électoral.
A contrario, malgré les scandales et une vision souvent colonialiste du rayonnement de la France (avec des oppositions notoires de politique étrangère et sur les questions coloniales au sein des républicains), les politiques républicaines, radical-socialistes et socialistes de la IIIe République à qui l’on doit les grandes lois sur l’Instruction publique, les libertés publiques, de séparation de l’Eglise et de l’Etat, de législation du travail et de solidarité sociale par la justice fiscale, démontrent l’efficacité d’un projet politique porté par des courants de pensée capables d’une implantation locale et d’une représentativité nationale durable. Puis, sous la IVe République, l’œuvre des forces du tripartisme détaillée plus avant dans cet article, et enfin, celle d’un Mendès-France, ce radical-socialiste empreint de courage et de lucidité qui connut avec Blum les prisons de Vichy, contrebalancent la désastreuse politique algérienne d’un Guy Mollet, président du conseil en 1956 . Lequel avait au nom de son marxisme orthodoxe pris le pouvoir à la tête de la SFIO au « congrès de redressement doctrinal » de 1946 dans une opposition au chef de la résistance socialiste, Daniel Mayer.
Du complexe de la séduction à la fascination pour le marché
La gauche actuelle, malgré ses résolutions affichées et en raison de ses arrière-pensées inavouées, reste dans des postures équivoques quant à l’appréciation de la meilleure stratégie à adopter pour gouverner efficacement. Quelle est vraiment son ambition? Balancée entre ses pôles républicains et communistes d’un côté, écolos et sociaux-libéraux de l’autre, avec parfois des mélanges de genre et des consensus de façade dictés par des connivences d’intérêts, elle peine à suivre un cap cohérent et alternatif pour finir par incliner vers la facilité, poussée par ce complexe de la séduction, reprenant les rengaines des sirènes social-libérales et libéral-libertaires. La peur de mécontenter l’opinion publique, cette invention médiatique, finit par entamer le noyau dur du projet (le parti et les électeurs sympathisants se prennent par la gauche) jugé finalement déraisonnable dans une dynamique politique analysée dans ce texte. Ceci au nom des contraintes externes, de la soutenabilité de la dette, des engagements européens, de l’équilibre budgétaire, de l’équilibre des comptes sociaux, de la diplomatie, du « réalisme économique », des intérêts des grandes firmes sur sol français, de la compétitivité des entreprises, du niveau « excessif » des prélèvements sociaux, du risque de tomber dans une politique d’assistanat avec « la trappe à inactivité », de l’endettement « excessif » de la France qui fait porter ce poids sur les générations futures, etc…
Ces raisons conduisent en 1983 vers la politique de l’offre et en 1986 l’Acte unique et le grand marché en lieu et place de la rupture avec le capitalisme et du triptyque nationalisations/ planification/ autogestion ; en 1997 vers la poursuite des privatisations largement engagées sous la première cohabitation et la partition de la république en Corse (avec le projet de délégation partielle du pouvoir législatif) pour concéder aux exigences des autonomistes. Et que penser des mesures phares de type 35 heures qui semblèrent plutôt répondre aux attentes des nouvelles couches moyennes qu’à celles des travailleurs surtout désireux d’augmenter leur pouvoir d’achat ? Et plus avant des lois Auroux (préparées par Martine Aubry dans le cabinet Auroux sous la présidence Mitterrand) de promotion des droits des travailleurs dans toute leur ambivalence en prônant la négociation dans l’entreprise, certes nécessaire mais préférée à la réglementation, au risque de fragiliser l’ordre public social et anticipant sur la loi El Khomri (présidence Hollande) et la loi travail (présidence Macron) donnant plus que leur place aux accords d’entreprises, ceux-ci prenant à présent le pas sur les accords de branches dans des domaines jadis verrouillés par le socle du droit du travail.
Cadenassée par des traités adoptés avec un passage en force, la gauche social-libérale incline à suivre la pente naturelle de l’abandon des souverainetés (populaires, nationales, énergétiques, industrielles, alimentaires, diplomatiques, militaires, etc.) et de l’exception française (à l’exception notable de la défense de la sphère culturelle) au bénéfice d’un irénisme consumériste, mondialiste, globaliste et bougiste qui semble satisfaire pleinement l’idéologie libérale-libertaire et conduit à décliner en tous points la perspective thatchérienne du TINA (Il n’y a pas d’alternative), sur le plan économique et ses conséquences sociales, avec néanmoins une différenciation très nette, comme nous le verrons plus en détail, dans le domaine sociétal d’avec les néo-conservateurs.
Les « bourgeois-bohème » épousent la critique artiste du capitalisme pour le changer de l’intérieur en érigeant les droits (les droits de l’homme qui ne sont pas ceux du citoyen) contre la loi et en faisant du Marché le moyen méthodologique de réaliser l’optimum économique. On les oppose ainsi aux « bonapartistes-bolcheviks » chevènementistes (l’expression est d’Emmanuel. Roux, La cité interdite) supposés centralisateurs, autoritaires et égalitaristes! Le choix politique LILIputien Libéral-Libertaire autorise le libre épanouissement des fantasmes des gentils BOBOS, ceux qui sont en prise avec la réalité de notre époque, ces branchés qui vouent une admiration mal dissimulée au veau d’or du Marché symétrique à leur détestation de cette France archaïque aux odeurs de moisie (critique du chevènementisme chez BHL et P. Sollers) qui croit encore à son récit national, à ses usines, à ses ouvriers, à ses campagnes, à ses paysans et à son peuple et propage une idéologie socialisante et républicaine à contre-courant des vents dominants. Les bobos ne parviennent quand même pas à éradiquer totalement ce souffle nauséabond du cœur de la France qui n’inspire plus qu’à moitié cette gauche défaite idéologiquement. On reconnaîtra dans le choix de notre vocabulaire les marques de nos intellectuels LILIputiens : les BHL et autres nouveaux philosophes qui dénonçaient jadis, en début de septennat mitterrandien, « la bêtise » du socialisme français.
De l’union de la gauche à la gauche plurielle et à la présidence Hollande : un rétropédalage
Les bilans des deux septennats de F.Mitterrand (on peut oser après Jospin le fameux « droit d’inventaire » !) et celui de la gauche plurielle, en période de cohabitation, sont controversés : succès en demi-teinte (les libertés publiques, la décentralisation, la justice, la culture, le social, encore que sur ce dernier point on pourrait contester l’efficience des mesures dans la réalité concrètes du mode de vie des couches paupérisées…) et échecs (politique économique, chômage de masse, désindustrialisation, privatisations…) avec en point d’orgue cette élimination au soir du premier tour de la présidentielle de 2002 du candidat Jospin (« Mon projet n’est pas socialiste ». La présidence de F.Hollande est entamée par ce très médiatique baiser volé, à l’occasion de « ce moment » d’effusion des soirs de victoire électorale, et illustre la drôle de façon de communiquer en toute transparence de ce président normal brisant à tort tous les tabous au risque de confusion des genres entre vie privée et publique. Le bilan de ce quinquennat reste plutôt sobre pour ne pas dire sombre (du moins si l’on avait pris au sérieux son slogan de campagne « mon adversaire c’est la finance !») avec quelques grands moments emblématiques de contestation par les siens : abandon et retournement dans l’affaire Arcelor-Mittal de Florange, inscription dans le marbre du pacte budgétaire européen, ce traité des règles de « l’Europe austéritaire », adoption par le 49-3 de la loi El Khomri, une gestion sécuritaire face aux attentats terroristes mais avec cette terrible faute de la proposition de perte de la nationalité pour les terroristes bi-nationaux.
Et le point d’orgue avec cette déroute électorale du candidat socialiste au premier tour de la présidentielle de 2017 (6% des suffrages) et le ralliement de très nombreuses personnalités de la gauche (souvent dès le premier tour) au président Macron et à la politique de son gouvernement (parfois la veille de leur entrée au gouvernement) qui exacerbe une partie importante des couches populaires et moyennes (mouvement des gilets jaunes) et les syndicats (loi travail, réforme de l’assurance-chômage, réforme des retraites). Ce même Emmanuel Macron paradoxal, issu du PS, un temps proche du MDC et toujours en bonne intelligence avec JPC, qui fut conseiller à l’Elysée avant d’être ministre de l’Economie sous Valls pour finir par partir avec brio dans une campagne électorale engagée avant même sa démission du gouvernement. Hollande devait préciser avec amertume « il m’a trahi avec méthode !»
La présidence « Hollande » est « moins une anomalie que l’échec définitif des tentatives de concilier la base sociale de la gauche et la modernisation du modèle français. Ce projet se prolonge désormais par la tentative d’édifier un bloc bourgeois fondé sur la poursuite des réformes structurelles destinées à dépasser le clivage droite/gauche par une nouvelle alliance entre classes moyennes et supérieures. L’émergence, en réaction, d’un pôle souverainiste coexiste avec les tentatives de reconstruire les alliances de droite et de gauche dans un paysage politique fragmenté ». Cette synthèse extraite de la 4° de couverture de l’ouvrage de Bruno Aimable et Stefano Palombarini, « L’illusion du bloc bourgeois », édité début 2017, anticipait formidablement l’interrogation sur « l’avenir du modèle français » dépendant « de l’issue d’une crise politique qui n’est donc pas liée à des querelles d’appareils et encore moins de personnes, mais à la difficulté de former un nouveau bloc dominant ».
Trois an plus tard, le « macronisme », ce bloc bourgeois illusoire et élitiste en pleine tornade, a révélé toutes ses faiblesses et fragilités. Reprenons à cet égard les développements d’Emmanuel Roux dans « La cité évanouie – Au-delà du progressisme et du populisme ». L’auteur évoque les grands moments machiavéliens de la présidence Macron. Acte 1 : la fortune accompagne le candidat dans la débâcle de la gauche et de la droite, l’utilisation de l’Ancien monde fait advenir le Nouveau, la politique des apparences, en début de quinquennat réussit à bluffer l’opinion. Acte 2 : « la verticalité jupitérienne sait tout, décide de tout. Et d’abord, du sort des riches, ces premiers de cordée qui doivent nous emmener vers les sommets ». Acte 3 : « le dévissage du premier de cordée ». L’analyse de Roux s’arrête à l’été 2019. et l’anticipation n’en est que plus saisissante sur la gestion de crise du Covid-19, Acte 4, qui agit, selon nous, comme un révélateur de toutes les contradictions et de l’épuisement du néolibéralisme comme boussole du « macronisme ».
Remontons plus avant dans l’histoire et penons pour mémoire cette formidable réussite sociale emblématique du Front populaire, – cette « révolution manquée » selon l’analyse contestable du regretté militant libertaire Daniel Guérin qui accompagnait l’aile gauche pivertiste (du nom du militant Marceau Pivert) de la SFIO à l’époque -, articulant exercice du pouvoir et mobilisation populaire pour la conquête des droits aux congés payés et plus largement des accords de Matignon avant le tragique épilogue lié à la situation internationale, la manif sanglante de Clichy du 16 mars 1937 au cours de laquelle le ministre de l’Intérieur « socialiste » Marx Dormoy fit tirer sur son aile gauche causant cinq morts et de nombreux blessés, les décrets-lois Daladier remettant en question les acquis sur le temps de travail et avec la décrue sociale, la scission à l’intérieur de la SFIO et, enfin, la marche à la guerre.
La gauche impuissante face au mur de l’argent
Des analyses fines et étayées avaient tiré des enseignements monétaires sur la gestion de Léon Blum indépendamment des questions internationales (diplomatie officielle de non intervention en Espagne [avec néanmoins un timide soutien logistique officieux], accords de Munich [auxquels Léon Blum était personnellement opposé contre une partie de la SFIO mais qu'il vota in fine]) et politiques (le mouvement des néo-socialistes et plus largement des pacifistes socialistes et communistes face à la puissance menaçante du national-socialisme).
Parmi ces enseignements, la nécessité d’une forte dévaluation monétaire, dès la prise du pouvoir, s’imposait pour beaucoup d’économistes socialistes dans la préparation de l’alternance au sein du parti d’Epinay.
Pour autant ces débats qui restaient bien concrets dans l’approche du SME avec la critique du CERES sur l’arrimage du franc au mark, et plus largement dans la logique du projet socialiste pour la France adopté en 1980, ne donnèrent pas l’avantage à cette option quand le gouvernement Mauroy se refusait à dévaluer contre toute attente dans un temps de phénoménale spéculation contre notre devise et ce dès les heures qui suivirent l’élection de F Mitterrand et qui continua avec son installation à l’Elysée le 21 mai et la nomination de son premier ministre résolu à ne rien faire. Plus tard, quand les signes d’une dégradation inéluctable de notre balance des paiements liée aux déficits de notre commerce extérieur – les Allemands raflant le bénéfice de la croissance française du fait de l’augmentation du pouvoir d’achat (SMIC et prestations sociales) des couches populaires se tournant vers l’achat des produits étrangers (allemands) concurrentiels-, la question fut remise sur le tapis avec l’épilogue que l’on connaît et donc le maintien dans le SME (signe précurseur de l’option ultérieure favorable à l’Union européenne du grand marché et à sa monnaie unique dans la décennie suivante) avec une politique du franc fort souhaitée par Jacques Delors qui devait prôner très vite une pause sociale à l’automne 81. Loin des 110 propositions de F.Mitterrand, propositions sensées s’inscrire dans la perspective du projet socialiste pour la France !
Autre exemple : celui des nationalisations de 1981 conçues après bien des discussions (durant la période d’actualisation du programme commun en 1977 et puis avant les arbitrages favorables à des nationalisations franches malgré l’opposition farouche de Rocard et Delors au sein du gouvernement pendant l’été 81) comme outil au service de la promotion d’une politique industrielle par filière rompant avec la stratégie giscardienne des créneaux rentables dans la Nouvelle Division Internationale du Travail. Dans les faits, le tournant de 1983, (expliquant la démission du ministre de l’Industrie et de la recherche Jean-Pierre Chevènement principal inspirateur de l’écriture du projet socialiste pour la France) et l’accession de Laurent Fabius à Matignon l’année suivante devaient solder cette ambition à peine ébauchée.
Le changement de paradigme s’accomplit donc dans la foulée de la dite parenthèse de la rigueur (mais en fait libérale et jamais refermée depuis 1983 !) au profit du grand marché européen avec l’acte unique adopté en 1986 devenu le choix décomplexé des socialistes et annonçant l’irréversible changement de cap : « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Avec cet effondrement concomitant du tissu industriel de la France (dénoncé plus tard dans le rapport Gallois commandé par François Hollande au début de son quinquennat), fruit de la liquidation de pans entiers de notre industrie au prétexte de sa modernisation, et la logique d’une libéralisation des marchés des entreprises et des mouvements de capitaux sous l’égide de la commission en Europe et de l’OMC à l’échelle mondiale.
Toutes ces logiques emportent ainsi les services publics dans une frénésie de démantèlements et de privatisations dans les secteurs des communications, de l’énergie et des transports, pour ne citer que les principaux parmi bien d’autres, et « le nouveau management public » conduit au phénomène des suicides chez les cadres d’Orange ou à la désespérance des soignants provoquée par la gestion hospitalière de directeurs d’hôpital-entreprise aux ordres des ARS dans une gouvernance privilégiant l’exhaustivité des recettes liées à la T2A sur les missions plus traditionnelles en voie de diminution, sinon de marginalisation, dans l’ensemble des recettes hospitalières. Avec cette orientation managériale débile de gestionnaires tout puissant privant les soignants de leurs prérogatives.
§ 8-Penser à gauche ou repenser la gauche ? Vers d’autres horizons de pensées…
L’échappée d’un solide intellectuel, sociologue bourdieusien aux références riches et éclectiques, peut aussi nous aider dans cette quête introspective et prospective. Philippe Corcuff appartient à cette catégorie inclassable de militants aux parcours désencombrés de tout opportunisme.
La gravité de la situation appelle en effet à une rupture avec les solutions toutes faites. Nous sommes dans la nasse temporelle face à l’urgence de battre l’extrême droite alors qu’il faut dès à présent entamer la recomposition de la gauche à moyen terme sans sacrifier le moyen terme à l’urgence et l’urgence au moyen terme! Cela fait deux siècles que le courant pour la société émancipée anticapitaliste existe. Deux siècles que ce courant échoue, nous explique encore Corcuff, ce qui ne change rien au caractère inacceptable du capitalisme et donc à la nécessité du combat anticapitaliste! Mais cela invite à une plus grande association entre radicalité et humilité face à l’arrogance quand nous croyons tout pouvoir comprendre et ranger dans les concepts totalisants qui prétendent saisir le réel mais passent à côté des complications des sociétés humaines. D’où l’intérêt de rechercher l’apport des idées libertaires et anarchistes dans cette quête d’un nouvel aggiornamento au service de la perspective d’une émancipation humaine. Nous contestons néanmoins son analyse critique du national-républicanisme de Chevènement et la partition trop schématique des idées du Ché, d’une part, et de Motchane, son ami, d’autre part.
Nous insistons sur les thèses du regretté sociologue Michel Clouscard, aux antipodes de cette social-démocratie libertaire un temps prônée par Corcuff, et dénoncée dans un essai sur « Le capitalisme de la séduction – Critique de la social-démocratie libertaire ». Ces idées sont bien synthétisées par Aymeric Monville qui explique le néocapitalisme selon Clouscard. La société de consommation qui n’est que la société de ceux qui peuvent consommer le travail des autres n’est pas la fin de l’histoire. Le pacte tacite de l’après Mai 1968 (« la droite gère l’économie et la social-démocratie s’en tient au sociétal, à la libération des mœurs qui ne coûte pas un sou au capital et permet de créer de nouveaux marchés ») est dénoncé au travers de la critique de la société permissive envers le consommateur mais plus que jamais répressive envers le producteur. Clouscard forge dès l’après 68 le concept de libéralisme libertaire ou encore celui de capitalisme de la séduction.
Nous ne pouvons exposer ici, dans l’espace de cet article, les impertinentes (pertinentes ?) mais incontournables critiques du philosophe Jean-Claude Michéa qui décode d’une tout autre façon « Les mystères de la gauche De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu » (2013) en analysant en profondeur les processus historique, politique et idéologique qui, depuis l’affaire Dreyfus et le socialisme parlementaire auraient trahi à gauche les idéaux et références ouvrières et socialistes.
A la façon du philosophe Alain – « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui me pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche »- nous étions il y a peu encore plutôt constant dans cette perspective d’une césure entre deux représentations du monde, de l’homme et de l’Histoire. La vie politique française a cependant connu des vrais bouleversements sinon des tremblements de terre (avril 2002, Non au TCE en 2005, premier tour de la présidentielle en 2017) symptomatiques des déplacements des axes de polarités traditionnelles gauche/droite, progressisme/conservatisme, Etat/société civile au bénéfice de nouvelles oppositions de type socialisme autogestionnaire/social-libéralisme, marxisme libertaire/dirigisme bureaucratique, démocratie/néolibéralisme, éco socialisme/progressisme, décroissance/productivisme, Etat social/société de marché, souveraineté populaire/souverainisme identitaire comme nous l’avons développé ou noté dans le corps de cet article. La reconquête de la souveraineté populaire qui conditionne toutes les autres (sur le travail, alimentaire, industrielle, sanitaire, etc.) est à l’ordre du jour. Elle interroge sur le fond les partis et mouvements se réclamant des courants socialistes, communistes, républicains, écologistes et libertaires et stimule une réflexion militante pour cimenter ce nouveau front populaire.
L’œuvre de Jean-Claude « Michéa l’inactuel – une critique de la civilisation libérale » présentée et critiquée par Mathias Roux et Emmanuel Roux (2017) exprime une totale défiance envers cette idée (pervertie?) de la gauche qui ne serait plus un « signifiant maître » opératoire et dont il faudrait faire son deuil. Ces penseurs que nous avons entendus et lus posent mille nouvelles questions à toute la gauche. Nous devons réserver une étude approfondie à cette critique à partir notamment des écrits de Jean-Claude Michéa et d’Emmanuel Roux pour mieux s’interroger sur la présentation de leur marxisme libertaire, ce « socialisme démocratique » originel et original selon Orwell (Orwel anarchiste tory suivi de A propos de 1984 J.C Michéa 2008) dont nous réfutons a priori l’idée qu’il ne saurait s’enraciner dans un courant républicain que ces philosophes semblent réduire à une expression libérale porteuse d’une vision « progressiste » qui accompagnerait et légitimerait le développement même de « Notre ennemi le Capital » (J.C Michéa 2017). Cependant Emmanuel Roux apporte bien des nuances aux thèses de Michéa dans son dernier ouvrage « La cité évanouie – Au-delà du progressisme et du populisme » (2019) qui plaide plus explicitement pour la possibilité d’un populisme civique qu’il trouve à explorer dans l’œuvre de Michéa. Cette réflexion, plus complexe que son raccourci de première lecture ou son interprétation au premier degré, peut être utile au questionnement critique du « progressisme élitiste » ou de « l’élitisme progressiste » dans le sens du réformisme libéral ou du libéralisme réformateur en cours opposé à notre « réformisme révolutionnaire » jaurésien si bien développé par Jean-Paul Scot (Jaurès et le réformisme révolutionnaire 2014).
§ 9- Le pari de la citoyenneté
Le spectacle assez désolant des grands shows politiques conduit à s’interroger sur l’éthique du débat public. La citoyenneté reste une valeur essentielle. Si la République ne vit pas sans le citoyen, la gauche peut-elle garder son identité en oubliant les principes qui fondent l’engagement militant ?
Relégué au simple rang de supporter, le militant, cette figure jadis emblématique du mouvement ouvrier, a-t-il encore une pesée éclairée sur la destinée humaine ? On peine à le penser dans une société où les coteries ont remplacé les militants et où le vedettariat et la notoriété se confondent avec la façon d’être des élites. Cette politique de l’image mine le modèle républicain.
L’américanisation de la politique avance à marche forcée. Y échapper, nous expliquent les esprits dociles, relève d’une impossible gageure. Le canal citoyen se fait bien trop rare dans la société de l’audimat et de la dérision. Celui des « présentateurs » d’émissions à destination de spectateurs, fascinés autant que façonnés par la force des images et des émotions.
Pourtant y a-t-il d’autres voies que celle de la raison en politique en ces temps de remise au goût du jour des affects ? Là encore, rien n’est simple. La citoyenneté ne se décrète pas. Elle s’apprend à l’école de la République, se nourrit d’une exigence et d’une expérience puisées dans la vie sociale, toujours enrichies car sans cesse éprouvées dans l’espace public. Les débats participatifs de la campagne présidentielle de Ségolène Royal prétendaient apporter cette pédagogie pour renouveler ce rapport à la politique quand ils se réduisaient à un gadget à finalité médiatique. Motchane dans sa cruelle définition du ségolisme dénonce « cette pensée sur la politique que Ségolène partage avec tous ses rivaux : la conviction que la communication, plus qu’un lien décisif, est le lieu décisif, la matrice de la pensée ». On mesure depuis les impasses de la dite démocratie participative.
La pente de la facilité est tout aussi glissante quand le slogan tient lieu d’argument et traduit l’allégeance quasi religieuse à un candidat, à un leader, à un parti ou à une chapelle politique. Ce réflexe clanique prend alors le pas sur l’adhésion réfléchie attendue de tout homme de bonne volonté, héritier des Lumières, fussent-elles tamisées. Cette fidélité quasi religieuse, peut être touchante, sincère et sublime – quand elle est vraiment désintéressée – mais n’en constitue pas moins un vestige inquiétant d’une mentalité archaïque et sectaire. N’est-il pas calamiteux ce réflexe d’excommunication janséniste, ce manichéisme particulièrement affirmé à l’extrême gauche ? Une ancienne candidate d’un parti trotskiste illustre cela jusqu’à la caricature mais il y a bien d’autres modèles. Cette dérive sectaire se conforte souvent dans une approche dogmatique qui ne s’encombre pas de la complexité du réel et se dispense d’un appareil de réflexion critique. En substituant le sentiment (fidélité, pureté, intransigeance, etc.) à la raison, elle permet d’éviter les débats de fond (qui reposent sur la réflexion, la lucidité et le courage) et nourrit un attachement aveugle envers les gardiens du temple assurés d’une rente de notoriété et d’un matelas de voix. L’intransigeance verbale, gage de la pureté doctrinale et de l’intégrité morale, offre un supplément d’âme à tous nos contempteurs de la gauche réformiste. Les différences d’approches entre Jules Guesdes et Jean Jaurès ou entre Guy Mollet et Pierre Mendès France ont illustré en leur temps ce conflit de méthodes entre le radicalisme verbal impuissant et l’action réformatrice déterminée (la posture maximaliste masquant souvent l’inaction ou le défaitisme quand elle ne cache pas sciemment des entreprises peu honorables). « Comprendre le réel pour aller à l’idéal » disait Jaurès. Avec ces cœurs purs installés dans la fonction tribunitienne, le capital industriel et financier n’a pas vraiment de quoi s’inquiéter ! Les écuries présidentielles ont pour leur part longtemps fonctionné sur des ressorts assez écartés des principes d’action socialistes et le capital mondialisé a été tout aussi bien épargné par les gestions social-libérales.
Une posture réaliste, ouverte et critique devrait pourtant s’imposer pour refuser l’allégeance aux idées libérales libertaires. Celles-ci campent dans l’air du temps et sont encore trop hégémoniques face aux conceptions socialistes et républicaines jugées péremptoirement ringardes au motif -jamais avoué- qu’elles n’épousent pas la pente idéologique du néolibéralisme. Et jusque dans la critique de ce néolibéralisme, une posture citoyenne ne saurait faire l’économie d’une analyse serrée d’une situation concrète et souvent complexe. Dans le grand arc en ciel de la gauche, il y a souvent loin des discours aux réalités et de l’intention aux actes. Notre désir d’avenir citoyen n’est-il pas autrement exigeant ?
Xavier Dumoulin
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