Dans la dernière livraison du Monde Diplomatique de juin 2024, Dominique De Villepin (1) exprime une vision profonde et d’avenir d’une France qui « se déracine aujourd’hui dans une Europe qui se délite » avec « ce risque d’une France hors sol dans une Europe hors jeu ».

https://www.monde-diplomatique.fr/2024/06/_DE_VILLEPIN/67076

Evoquant la décomposition de l’ancien ordre international, l’ancien Premier Ministre rappelle la politique Gaullienne fondant le prestige de la France sur quatre piliers : le rôle de garante et pionnière de l’ordre multilatéral ; le rôle d’aiguillon et de puissance d’équilibre dans l’affrontement des blocs ; le rôle de puissance indépendante ; le rôle enfin d’animateur prudent d’une Europe solidaire.

« La France d’aujourd’hui est comme déracinée. Elle donne l’impression d’une étrange impuissance [...] déséquilibrée par la disparition d’un des blocs, par la puissance retrouvée de l’Allemagne et par la perte d’influence en Afrique [...] elle s’est jetée à bride abattue dans une fuite en avant d’interventions militaires, de vicariat de la puissance américaine et de tensions croissantes avec l’Allemagne.

Elle conduit une politique erratique et volatile, semblant souvent danser d’un pied sur l’autre. Face aux États-Unis, elle hésite entre « bromance » avec M. Donald Trump et défiance envers une Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en état de « mort cérébrale » ; face à l’Allemagne, elle passe d’un discours de 2017, appel du pied à la chancelière Angela Merkel, à une confrontation aigre sur tous les dossiers techniques voire, depuis le discours de Bratislava (2023), à la tentation d’une alliance de revers avec l’Europe de l’Est contre le magistère allemand en Europe. Sur la crise ukrainienne, un jour il ne faut pas « humilier la Russie » et l’autre être « sans limites » dans son soutien, y compris avec des « troupes au sol ». Sur la guerre à Gaza, un jour il s’agit de proposer à Israël une coalition internationale contre le Hamas, un autre jour de demander un cessez-le-feu. Tout le monde a été en accord au moins une fois avec cette nouvelle politique étrangère française, mais personne dans la durée.

Sa politique étrangère est en outre déséquilibrée. Depuis 2007, elle a quitté l’orbite que la Ve République lui imprimait, pour dévier vers une trajectoire de plus en plus excentrée, un néoconservatisme décomplexé, propulsée par un paysage médiatique monochrome et pratiquant pour tout débat la surenchère. La ligne dominante est celle de l’occidentalisme, du moralisme, du militarisme et d’un « démocratisme » peu soucieux de la diversité du monde. Résultat, elle accumule les échecs, comme ses relations difficiles au Maghreb, son impuissance au Liban, la gifle de ses alliés anglo-saxons sur les sous-marins australiens en septembre 2021 ou son éviction humiliante du Sahel. Une vague de ressentiment antifrançais secoue l’Afrique et traverse le monde, comme un nouveau « moment 1956 » de remise en cause de nos choix diplomatiques.

Sa politique étrangère s’est militarisée, surtout pour ce qui concerne la gestion de crise.[...] Dans cette spirale tragique, ces dérives sont à la fois les causes et les effets de la faiblesse française, l’entraînant toujours plus près du risque d’abaissement. Hors de nos frontières, qui reconnaît encore la France lorsqu’elle se caricature faute de boussole stratégique ? »

Cette dénonciation va de paire avec celle d’une Europe « menacée d’effondrement » sous la surpression extrême des grandes aires de puissance qui l’enserrent d’abord, Russie, Chine, Etats-Unis » quand « la guerre en Ukraine a rappelé à l’Europe sa vulnérabilité ».

La faiblesse industrielle de l’Europe face à l’économie américaine (protectionniste et planificatrice) et dans les secteurs clés (batteries et véhicules électriques) avec sa dépendance commerciale vis à vis de la Chine ( celle de la France pour le luxe) sont les facteurs d’une crise historique du modèle industriel européen « pieds et poings liés par une politique de la concurrence trop rigoureuse, la fragmentation des subventions et une politique commerciale contrainte par les intérêts divergents des Vingt-Sept ». Le manque de souveraineté technologique fait écho à cette faiblesse de souveraineté industrielle en Europe. 

Celle-ci peine aussi dans « la dépression [...] de deux espaces voisins où le vide de puissances conduit à l’instabilité et au chaos, au Proche-Orient et en Afrique subsaharienne » et « voit son voisinage comme une source de menaces et de problèmes, pas de partenariats : guerres à l’Est, échec des politiques de soutien et crainte obsessionnelle des vagues migratoires au Sud ».

L’unité européenne reste difficile tandis que « la démocratie semble suspendue entre saut fédéral et expansion intergouvernementale ». « M. Emmanuel Macron a vu juste avec sa demande d’affirmation d’une « autonomie stratégique européenne », et il a même obtenu de réels résultats avec la mutualisation de 750 milliards d’euros de dette européenne durant le Covid. Mais encore faut-il que l’Europe survive. »

« Le temps est pour la France au sursaut diplomatique, dans la fidélité à sa vocation et à son message. » Villepin  propose le choix « d’un idéal-réalisme conséquent » et affiche des priorités :

une diplomatie d’engagement pour se mettre au service de la paix (en créant de nouveaux forums mondiaux, en œuvrant pour réformer l’ONU, en défendant et en portant une vision multipolaire) ;

une politique d’indépendance fondée sur l’idée de préparation et de libre choix qui mette la France en situation de conduire une guerre si elle y était contrainte (logique de professionnalisation des armées pour disposer d’un outil puissant, flexible et moderne, réorganisation des industries de défense à l’échelle européenne, resserrement du lien entre la nation et l’armée) ;

« une diplomatie d’initiative cherchant à contribuer à la résolution des crises mondiales, mais en évitant l’agitation qui brouille notre image donnant le sentiment de jouer de la peur et du bellicisme ambiant : « troupes au sol » en Ukraine, « européanisation » de notre dissuasion nucléaire, voilà autant d’idées lancées sans précaution. »

« Sur la guerre de Gaza, nous devons aujourd’hui redonner un horizon politique crédible et rapide fondé sur la solution à deux États. Cela passe par un cessez-le-feu durable. Mais, à l’heure des risques d’extension régionale, il faut aller plus loin et réunir une conférence sur la sécurité du Proche-Orient, impliquant l’ensemble des acteurs régionaux, y compris Israël et l’Iran, qui puisse être à la fois les prémices d’un nouvel Oslo et d’un Helsinki de cette région. » « Pour faire avancer la question palestinienne, la France doit rééquilibrer durablement sa position en envoyant des signaux forts. La reconnaissance de l’État palestinien d’abord. La volonté de placer le droit international au-dessus de tout, ensuite, en proposant un tribunal spécial sur les crimes commis en Israël et en Palestine, concernant à la fois les attaques terroristes du 7 octobre, les crimes de guerre susceptibles d’avoir été commis à Gaza et les crimes de guerre de l’occupation israélienne en Cisjordanie. Il faut que la paix naisse de la justice internationale et sortir de l’aveuglement à la souffrance de l’autre qui perpétue la guerre. »

Sur l’Ukraine, il s’agit d’imprimer dans la durée le bon équilibre de trois axes

« poursuivre l’aide résolue aux Ukrainiens pour repousser la violation russe du droit international » ;

« la clarification de notre position auprès des pays du Sud global qui ne voient que les « deux poids, deux mesures » des Occidentaux et pas la défense d’un ordre international garant de la paix et de la sécurité » ;

« un processus diplomatique conduisant à la désescalade, à des accords en marge du conflit et, quand les Ukrainiens seront prêts à l’accepter, à un cessez-le-feu susceptible d’engager une négociation entre Russes et Ukrainiens. Il faudra trois corbeilles à cette négociation : l’une concernant les territoires occupés et annexés par la Russie ; l’autre une architecture de sécurité viable en Europe ; la troisième l’ordre international envisageant un renouvellement des traités Start, caducs en 2027, et du traité des forces nucléaires intermédiaires (INF) pour maîtriser le nouveau risque nucléaire global. Ne fermons pas par principe la porte à une solution négociée. »

Cette riche analyse assortie de propositions phare trouve sa conclusion dans l’invention d’un autre monde. Avec la recherche d’un équilibre régional dans l’Indo-Pacifique face aux menaces de guerres et en proposant « des formats de discussion susceptibles d’accompagner des solutions graduelles [quand] la France ne peut s’enfermer dans l’alternative entre une nouvelle guerre mondiale et un nouveau Yalta. Elle doit refuser la reconstitution de la logique des blocs ».

Dans ce face à face de deux mondes (camp occidental « tenté parfois d’en découdre plus tôt que tard » contre « un camp soucieux de réviser l’ordre mondial en sa faveur ») « avec le Sud global laissé en marge de cet affrontement de blocs, il faut inventer un autre monde, dessiner un chemin vers un monde partagé, équilibré et sûr, capable d’éviter la catastrophe annoncée et de recréer un terrain commun en assurant la défense des biens de l’humanité — climat, biodiversité, stabilité financière, recherche fondamentale. Nul n’est mieux placé que la France pour impulser ce nouvel esprit du monde et déployer une autre politique, fondée sur les principes et tournée vers le mouvement. Justice, équilibre, sécurité collective et recherche de la paix doivent être le nouveau cap d’une France consciente qu’aujourd’hui le repli sur soi, c’est la chute.  »

X.D, le 21 juin 2024

(1) Ancien premier ministre (2005-2007) et ancien ministre des affaires étrangères (2002-2004). Auteur de Mémoires de paix pour temps de guerre, Grasset (2016)