Un intervenant dans la salle Ma question s’adresse à MM. Chassaigne et Muet. Vous avez fait un exposé sur, l’un, un rêve socialisant pour l’Europe, une BCE généreuse, des banques tournées vers les citoyens, l’autre, un rêve fédéraliste, tout à fait honorable, tout à fait généreux. Or ces deux rêves sont probablement l’œuvre d’un temps long, qui ne colle peut-être pas avec l’urgence actuelle d’agir. Seriez-vous prêts à adresser un ultimatum si d’ici un ou deux ans, vos rêves, communisant pour l’un et fédéraliste pour l’autre, venaient à ne pas donner les résultats escomptés, compte tenu de l’urgence actuelle et du rythme des destructions d’emplois (800 par jour) ?
Un intervenant dans la salle Je voudrais simplement savoir quand on parle de monnaie commune, de façon extrêmement concrète, ce que cela signifie pour vous, pour moi, pour tout un chacun, lorsque je vais acheter une baguette de pain chez mon boulanger ou en Italie par exemple. Comment cela se passe-t-il concrètement ? Ai-je deux monnaies, deux billets différents ?
Un intervenant dans la salle Je n’ai pas une question, mais plutôt un avis. Nous venons d’entendre des discours techniques, des analyses très fines et très pointues, mais je pense qu’à l’heure actuelle, la vraie question à se poser est celle-ci : est-ce que les Français ont encore envie de sauver l’euro ? Pour le citoyen lambda, cela n’apporte rien de plus si ce n’est des impôts supplémentaires, des tracas supplémentaires. Il n’y croit plus, en l’euro. Si on n’intervient pas aujourd’hui, la situation demain sera dramatique.
Un intervenant dans la salle Je n’ai pas tout compris pour l’assouplissement monétaire, je dois dire. Je voudrais bien savoir si ces 1 100 milliards iront alimenter encore de l’économie financière, notamment par des rachats obligataires dans les banques, ou bien cela pourra-t-il quand même s’injecter dans de l’économie réelle, et notamment de la création d’emplois par exemple ? André Chassaigne J’ai du mal à répondre parce que, bien franchement, je n’ai pas compris la différence – je ne suis pas un spécialiste – entre « sortir de l’euro » et dire « on maintient l’euro et on a une monnaie-commune ». Des propositions ont été faites, mais concrètement, que signifie, en termes de conséquences pour la monnaie de chaque pays, la monnaie-commune ? Est-ce que cela veut dire que s’il y a une monnaie-commune on décline cette monnaie au niveau de chaque État ? Cela veut donc dire que chaque État aura effectivement une possibilité de jouer sur la valeur de sa monnaie ? Concrètement, par exemple, les pays d’Europe du sud, qui sont les plus en difficulté, auront donc de facto une dévaluation de leur monnaie. La difficulté pour moi est de comprendre les conséquences de ces dévaluations. Certes, on peut dire que la dévaluation, dans tel ou tel pays, pourra permettre de donner un souffle, dans un premier temps, à l’économie, en facilitant notamment les exportations, mais cela engendrera une guerre terrible entre les différents pays. On ouvrira une espèce de « course à l’échalote », avec une concurrence entre les différents pays concernés qui seront notamment les pays d’Europe du sud. A partir de là, avec les conséquences de fond que cela aura sur le niveau des salaires par cette recherche de compétitivité, est-ce que l’on ne risque pas de retomber sur les même problèmes que l’on vit aujourd’hui avec cette course folle à la compétitivité, voire même l’aggraver par le fait que l’on pourra jouer sur la dévaluation ?
Ensuite, ce choix ne risque-t-il pas en quelque sorte de servir l’Allemagne, puisqu’on aura besoin d’acheter ? Cela ne risque-t-il pas de servir l’Allemagne au niveau économique pour écouler ses productions, compte tenu de l’avance qu’elle a prise au niveau industriel ? C’est réellement une question que je me pose. J’ai du mal intellectuellement à comprendre comment cela peut fonctionner. J’ai essayé de retransmettre ce qui constitue le corps de la politique économique conduite notamment par les économistes du Parti communiste français, mais j’ai du mal à comprendre. C’est pour cela que l’on fait le choix contraire.
Est-ce que c’est un rêve ? Mais je pense que c’est le fondement même de l’engagement marxiste. C’est une lutte, c’est un mouvement. Si l’on considère que les peuples européens, par leur mobilisation, et les partis progressistes, dans les différents pays européens, ne sont pas à même de faire évoluer l’Europe, et si l’on considère que la seule solution est de sortir de l’euro. Je crains que l’on n’alimente au contraire cette forme de compétition et que finalement on ne s’attaque pas au pouvoir financier, aux marchés financiers, parce qu’ils peuvent sortir renforcés de ce choix-là. Christophe Blot C’est une réponse qui appelle d’autres questions. Comme il y a peut-être des points à préciser, effectivement, soit Bastien Faudot, soit Jean-Pierre Chevènement, peuvent-ils expliquer ce qu’est la différence entre une monnaie-commune et sortie de la zone euro ?
Jean-Pierre Chevènement André Chassaigne, comme d’autres, a contesté qu’une monnaie plus faible puisse permettre la montée en gamme en production et dit que si l’Allemagne, aujourd’hui finalement exporte, c’est parce qu’elle a toujours eu une monnaie forte, et qu’elle s’est adaptée à cette monnaie forte.
Je crois que c’est beaucoup plus ancien. L’Allemagne a creusé l’écart avec la France notamment à la fin du XIXè siècle. Elle s’est spécialisée dans les biens d’équipement, la chimie, l’électricité très tôt, à travers de gigantesques konzerns. Donc on ne peut pas nier que la parité de la monnaie ait un rôle très important. Et on voit d’ailleurs que lorsqu’il y a eu une période de dollar fort, c’est-à-dire de 1998 à 2002, nous avons eu une envolée, chez nous, de la croissance, Pierre-Alain Muet s’en souvient certainement. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose. Il n’y a pas tant une chute de l’euro qu’une remontée du dollar, qui d’ailleurs posera des problèmes et tout cela est très précaire. Nous-même, nous avons eu un euro qui valait 82 centimes de dollar en 2000. Mais quelques années plus tard, nous étions à 1,60 dollars, puis 1,40, et maintenant nous sommes à 1,14, 1,13 dollar. C’est donc fluctuant et par conséquent, lorsqu’on parle de ces questions de parité, il faut savoir qu’elles ont un rôle très important. Notre déficit sur l’Allemagne, c’était 28 milliards de francs en 1983, quand j’étais ministre de l’Industrie. Aujourd’hui, c’est 18 ou 19 milliards d’euros, c’est-à-dire 5 fois plus. C’est le mécanisme de Mendel qui fait que les écarts s’accroissent. Il n’y a pas de convergence, il y a au contraire des divergences toujours plus profondes.
Comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Il y a un projet, dont on peut discuter. Il y a un euro-mark, un euro-franc, un euro-drachme. La conversion se fait au cours de l’euro. Autrement dit, la dette extérieure reste la même, sauf que s’il y a une dévaluation, elle diminue d’autant. Bien entendu, cela ne peut pas être un éclatement sauvage, tout cela doit se négocier en fonction de facteurs qui sont la dégradation de la compétitivité de l’économie nationale depuis la création de l’euro, c’est-à-dire 1999. Je citerai des chiffres un peu au hasard, disons que pour la Grèce cela pourrait être 30 % de moins, pour la France, 10 à 15 % si l’Allemagne réévaluait de 5 ou 10 %, et naturellement, il faudrait faire coexister avec la monnaie commune un Système monétaire européen (SME) bis. On négocierait des parités qui fluctueraient dans des bandes à +2,25/-2,25, comme l’ancien système du SME qui ne marchait pas si mal. La monnaie-commune pourrait être une monnaie d’émission, de création monétaire, une monnaie d’emprunt, une monnaie qui serait un panier des monnaies nationales – c’est très facile avec l’informatique, cela se calcule en un millième de seconde. La valeur de la monnaie-commune serait la valeur pondérée de toutes les monnaies des pays appartenant à cette zone euro monnaie-commune. On garderait le symbole de l’euro, parce que l’Europe est une direction que nous ne contestons pas. Nous ne contestons pas le fait qu’il faille aller vers une solidarité croissante. Simplement nous ne faisons pas la même analyse du degré de solidarité qui est possible aujourd’hui.
Il y a sûrement des critiques valables à opposer à ce système. Certainement la spéculation peut essayer de jouer, mais on peut la combattre. Il faut en tout cas que ce soit une solution négociée avec l’Allemagne. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui veut la monnaie unique, c’est elle qui l’a voulu au départ, c’est elle qui l’a imposée.
Je me souviens que l’un des conseillers de Bérégovoy était contre, il était pour la monnaie-commune. Bérégovoy a exposé ses objections à Mitterrand, qui lui a demandé qui était favorable à la monnaie-commune. Bérégovoy a répondu : la Grande-Bretagne, personne d’autre. L’Allemagne était pour la monnaie-unique, et tous les autres pays aussi parce qu’ils mangeaient dans la main de l’Allemagne, qui était déjà la puissance économique dominante en 1988-89. C’est le Conseil européen de Madrid qui a acté le règlement de la monnaie-unique, qui est devenu le traité de Maastricht. Seul le calendrier a été fixé en 1990-91.
Je pense donc que cela devrait être possible. C’est le moyen de préserver le symbole de l’unité européenne, et cela permet aussi d’accrocher la livre et d’autres monnaies, et d’avoir une Europe plus conforme aux réalités, qui ne soit pas cette Europe germano-centrique que nous avons aujourd’hui.
Il faut se faire à l’idée qu’une monnaie est faite pour un pays et si nous avons une monnaie plus faible que l’Allemagne, tant mieux, d’une certaine manière, parce que cela nous permet d’être compétitifs. Plutôt que de remonter l’écart de compétitivité qui est de 15 points à force de dévaluations internes, de diminutions de salaires, de prestations sociales, de coupes budgétaires, on le fait par une modification monétaire qui est beaucoup moins douloureuse. Toute l’histoire nous montre que cela se corrige en dynamique. Évidemment, il y a un peu d’inflation, mais compte tenu du contexte mondial, ce n’est pas si important. Si l’on faisait une dévaluation relative de 15 %, peut-être l’inflation pourrait-elle être de 5 %. Je parle sous le contrôle d’éminents économistes qui sont tous beaucoup plus savants que moi.
Pierre-Alain Muet Je vais être le dernier défenseur de la monnaie unique ! La critique que j’ai portée aux politiques économiques n’est pas une critique de l’union monétaire. C’est en partie une critique de l’union monétaire sans solidarité financière, ce qui est quand même une aberration, mais on a fini par instaurer cette solidarité financière. Il a fallu deux ans et une crise majeure. J’ai critiqué les politiques qui ont été conduites. On peut examiner la crise en se disant : qu’aurait-il fallu conduire comme politiques économiques pour ne pas se retrouver dans cette situation ?
Mais avant de répondre à cette question, je reviendrai sur l’histoire. Avant l’union monétaire, nous avons connu le pire des systèmes, qui était le SME. Il y avait des parités fixes, que l’on n’osait pas toucher. On pouvait certes potentiellement dévaluer mais on ne l’a pas fait quand c’était pourtant nécessaire, je pense aux années 1993. Comme on ne dévaluait pas, on vivait dans quelque chose qui ressemblait à l’union monétaire, avec une monnaie gérée par la Bundesbank et un seul pays avec des taux d’intérêt bas, l’Allemagne. Tous les autres pays avaient ce que l’on appelle une prime de risque, c’est-à-dire que pour rester dans le SME, ils étaient obligés d’avoir des taux d’intérêt très élevés. Par conséquent on avait déjà les difficultés d’une union monétaire, mais de plus on avait des taux d’intérêt élevés.
A partir du moment où on est entré dans l’union monétaire, il s’est passé quelque chose d’étonnant, ce qui montre la myopie des marchés financiers. Les économistes disaient que dans l’union monétaire, on allait malgré tout garder des primes de risque – la dette grecque n’aura pas le même taux d’intérêt que la dette allemande. Et bien, quand nous sommes entrés dans l’union monétaire, les marchés financiers ont considéré que c’était jusqu’à la fin des temps et que la dette grecque, la dette irlandaise demandaient le même taux d’intérêt que la dette allemande. Cela a donc été un bénéfice considérable pour tous les pays qui sont entrés dans l’union monétaire. L’Espagne et la Grèce en ont profité en termes de croissance. Au lieu d’avoir des taux d’intérêt de 10 %, elles se sont retrouvées avec des taux voisins de l’Allemagne, 3,5 à 4 %, et du coup se sont endettées énormément. Une partie du problème de la dette est né de cela. Nous nous sommes tous aveuglé en estimant qu’à partir du moment où les marchés financiers considéraient que l’euro était le même quel que soit le pays, ce n’était pas la peine de mettre un mécanisme de solidarité. Les marchés financiers sont restés idiots – ils le sont encore, mais d’une autre façon – pendant une dizaine d’années, puis un jour ils se sont rendu compte que la dette grecque était plus risquée que la dette allemande, et du coup ils se sont débarrassés de tous les euros grecs qu’ils avaient.
Comme on n’avait aucun mécanisme pour s’endetter à un taux de 1 % et prêter à la Grèce à 1 %, elle s’est retrouvée avec des taux d’intérêt à 15 %. Avec des taux de 2 %, une dette à hauteur de 100 % du PIB, cela coûte 2 % du PIB. Quand les taux sont à 15 %, c’est intenable. Le problème des crises financières, c’est qu’elles sont auto-réalisatrices. Dès que l’on s’attaque à un pays, il n’a plus les moyens de se défendre. Et comme la banque centrale n’avait pas le droit d’acheter des titres, heureusement que Mario Draghi, qui est le seul homme politique intelligent en Europe, a contourné les difficultés du Traité. Mais on aurait tout à fait pu arrêter la crise au moment où elle s’est déclenchée si on avait seulement instauré un mécanisme de solidarité.
Il y a un autre problème au sein de l’union monétaire, c’est que lorsqu’il y a des différences d’inflation importantes entre pays, ce n’est pas tenable, sauf si on ne regarde pas les balances commerciales. Après tout, qui connait la balance commerciale de la Bretagne vis-à-vis de la Savoie ? Entre les régions de France, il doit y avoir des transferts importants, mais on ne s’en préoccupe pas. Ce que l’on aurait dû faire, au lieu de tous les critères que l’on a ajoutés, c’est respecter un critère essentiel, qui était que les taux d’inflation ne devaient pas trop diverger. Si un pays a un peu trop d’inflation, il faut lui dire de faire attention. S’il n’en a pas assez – c’est le cas de l’Allemagne – il faut le lui dire aussi. On ne s’en est pas préoccupé, on a laissé se développer des écarts importants entre pays qui ont posé des problèmes de compétitivité. Au sein d’une union monétaire, ce ne serait pas un problème s’il y avait un mécanisme de solidarité financière. Il y a des critères de bonne gestion qui sont les critères de Maastricht – pas trop de déficit ni d’endettement. Mais on ne s’est pas préoccupé des problèmes susceptibles de survenir du fait de l’absence de solidarité.
J’en viens maintenant aux politiques macro-économiques. J’ai beaucoup critiqué les politiques européennes et je ne retire rien à ma critique. Je les trouve absurdes, j’estime qu’il s’agit d’une forme d’aveuglement collectif où chacun croit avoir raison parce que ce qu’il fait est bon pour lui. Qu’aurait-on pu faire, lorsque la crise est née ? On aurait pu faire comme les États-Unis. Ils sont sortis de la crise parce qu’ils ont d’abord utilisé une politique monétaire de soutien massif. Ce n’était pas très compatible avec la vision allemande des principes qui ont fondé la banque centrale. Nous avons un peu eu une politique de soutien en 2009, puis une politique restrictive ensuite, et ce n’est que lorsque Draghi, heureusement, a compris que l’on allait vers la déflation qu’il a complètement lâché les choses.
En deuxième lieu, les États-Unis ont laissé leur déficit monter de façon considérable. Ils ont estimé que tant qu’ils n’avaient pas retrouvé la croissance, il ne fallait pas réduire le déficit. On aurait pu faire la même chose en Europe, mais ce n’était pas la règle. J’ai moi aussi plaidé, comme beaucoup d’autres – je ne pensais pas que la crise européenne était aussi grave – pour que l’on commence à réduire les déficits en France. Mais on aurait pu avoir la même vision macro-économique de la zone euro en décidant de laisser un certain temps à la croissance pour repartir avant de passer à des politiques de réduction des déficits. Le problème est qu’il fallait que tous les gouvernements de la zone euro se mettent d’accord pour cesser la coordination par les règles, discutent de politique économique et fassent des choix de politique économique. Que l’Allemagne relance un peu, que les pays qui devaient réduire leur déficit le fassent, mais pas trop vite pour ne pas casser les choses. Coordonner quinze politiques budgétaires était extrêmement complexe et l’absence d’un gouvernement qui puisse conduire une politique macro-économique, c’est un vrai problème. Fondamentalement, ce n’est toutefois pas l’union monétaire qui est responsable de cela. C’est le fait que dans cette union monétaire, seule la banque centrale a une vision fédérale, tous les autres se préoccupant uniquement de ce qui se passe chez eux. Quand madame Merkel dit que ce qui est bon pour l’Allemagne est bon pour l’Europe, c’est une ineptie. Ce n’est pas vrai dans la mesure où l’Allemagne est dans une situation exactement inverse de celle de tous les autres pays d’Europe. Cela aurait été le rôle de M. Barroso, d’un commissaire européen, voire peut-être du Président français de proposer de regarder les choses à l’échelle de l’Europe et non chacun avec les lunettes de son pays.
Peut-être existe-t-il d’autres solutions. J’ai compris comment fonctionnait la monnaie-commune après l’exposé de Jean-Pierre Chevènement. Je ne suis pas sûr que cela soit facile ni de sortir de l’euro, ni de faire une monnaie-commune. Mais je pense qu’il y a un autre pas à franchir et qu’il est un peu irresponsable de ne pas le franchir à partir du moment où l’on s’est engagé dans l’union monétaire, c’est d’avoir une politique macro-économique à l’échelle de la zone euro. Quand on plaidait pour un gouvernement économique, c’était de cela que l’on parlait, disant qu’il fallait que l’on s’interroge sur l’orientation de nos politiques budgétaires. Au lieu de cela, nous nous sommes tous précipités dans les mêmes politiques, absurdes collectivement, avec le résultat catastrophique que l’on connait.
Le fait de revenir à 3 % de déficit est un objectif qui a été fixé par François Mitterrand. La France ne l’avait jamais dépassé. C’est un objectif qui est raisonnable dans une situation normale. Dans une situation exceptionnelle, les traités disaient que l’on pouvait se contenter d’une réduction bien moindre du déficit des finances publiques. Il y avait beaucoup de souplesse. Je pense que c’est un véritable aveuglement collectif dans lequel les dirigeants européens ont une grosse responsabilité.
On a voté, dans un sommet européen, 120 milliards pour la relance de l’investissement. J’ai trouvé que c’était un peu faible, mais que c’était bien sur le principe. C’était la proposition de François Hollande. J’ai continuellement demandé à Pierre Moscovici où nous en étions de ces 120 milliards. Il m’a dit : « ne t’inquiète pas… ». En réalité, personne n’a jamais fait les investissements correspondants. Si on avait voulu mener une politique intelligente, on le pouvait, même si ce n’était pas facile dans une union monétaire sans pouvoirs politiques.
Un intervenant dans la salle En fait, ce qui manquait, c’est du bon sens.
Pierre-Alain Muet Oui, et du courage politique. Après tout, on fait une union monétaire. Cela veut dire que l’on se préoccupe de ce qui se passe dans la zone euro, et pas seulement de ce qui se passe en Allemagne, en France, en Grèce, etc. Je pense que le problème de politique économique peut se résoudre si on sort de cet aveuglement. Ce qui se passe en Grèce aidera peut-être les pays européens à le faire. Je ne m’engagerai personnellement pas vers des solutions trop compliquées de changement complet ou de sortie de l’euro. Je n’y crois pas.
Je reviens sur un autre point que soulevait Jean-Pierre Chevènement. Je prenais l’exemple des dévaluations françaises et des réévaluations allemandes pour dire que l’ajustement par le coût du travail n’est pas un bon ajustement à long terme. C’était plus pour critiquer les baisses du coût du travail que la dévaluation. La zone euro se serait beaucoup mieux portée si on avait dévalué l’euro dès le début, si on avait baissé les taux d’intérêt à un niveau très bas. Des choix étaient possibles. Le problème est qu’il n’y avait pas de pilote – Barroso était inexistant –, pas de gouvernement de la zone euro ni de mécanismes de solidarité. Il a fallu deux ans pour le faire, et entre-temps la spéculation avait mis en difficulté tous les pays. Nous avons souffert d’une construction monétaire où le seul élément fédéral était la banque centrale.
Romaric Godin Je suis assez étonné de la phobie du Parti communiste français vis-à-vis de la dévaluation, j’avoue que c’est une nouveauté pour moi. Vous savez que la culture de la stabilité part de Die Linke, va jusqu’à Alternative für Deutschland. Parfois des électeurs vont d’un camp à l’autre. Je pense qu’il faut aussi, comme l’ont souligné Pierre-Alain Muet et Jean-Pierre Chevènement, réfléchir à cette idée de dévaluation et de crainte de l’inflation quand on est en menace de déflation en zone euro. En Grèce, les prix baissent de 2 % en rythme annuel. Je pense que le problème n’est pas réellement d’avoir de l’hyper inflation, d’autant que l’on n’est pas dans un contexte mondial qui va dans ce sens.
Concernant l’assouplissement quantitatif, ce n’est pas de la création monétaire, ce n’est pas la Reich Bank qui rachète la dette de l’Allemagne dans les années 20. C’est de la dette qui est rachetée, mais les Etats doivent rembourser intérêt et capital de cette dette à la BCE à la fin. Par conséquent la création monétaire est temporaire. D’autre part, cet argent ira à ceux qui détiennent la dette – c’est-à-dire quelques particuliers, mais principalement les banques, les assurances, les investisseurs institutionnels – et ceux-là en feront ce qu’ils jugeront bon d’en faire. Compte tenu de la situation économique européenne, il y a assez peu de chance qu’ils investissent dans l’économie européenne qui est assez peu dynamique, et dans laquelle il n’y a pas de perspectives d’investissements. Je me permets de critiquer, en toute modestie, Pierre-Alain Muet : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de pilote, il y en a un justement, et ce pilote, c’est M. Schäuble aujourd’hui. C’est lui qui, en partie, a tout bloqué, et notamment le plan de départ, celui de Jackson Hole dont j’ai parlé, qui avait été donné par Mario Draghi au mois d’août. Il prévoyait, justement, que cet assouplissement quantitatif vînt en appui d’une politique coordonnée de relance qui pût donner des perspectives d’investissement aux entreprises. Il s’agissait que les banques pussent prêter parce qu’il y aurait eu de la demande de crédit. Aujourd’hui, il n’y a pas de demande de crédit. 80 % des entreprises françaises n’envisagent pas d’investir et de plus nous sommes en sous-capacité de production. Il n’y a donc aucune raison qu’aujourd’hui cet argent aille massivement dans l’investissement. J’ajoute qu’il n’y a pas de problème de liquidité – sauf pour la Grèce, pour Chypre aussi – en tout cas pas pour les banques françaises, ou allemandes, ou peut-être italiennes. Le taux interbancaire auquel les banques se refinancent entre elles est très faible, il est même négatif. En fait, on ne traite pas le problème, mais on ne pouvait pas faire autrement parce que les marchés l’attendaient et si on ne l’avait pas fait, il y aurait eu une crise sur les marchés financiers. Je noircis un peu le tableau à dessein, mais je pense que le problème n’est pas la coordination de la politique macro-économique, mais que cet assouplissement quantitatif soit utile.
Bastien Faudot André Chassaigne a évoqué tout à l’heure une crainte, à travers le retour des monnaies nationales dans le cadre de parités négociées autour d’une possible guerre des changes. Or, il faut voir une chose, c’est que s’il n’y a pas de marge de manœuvre au niveau d’une dévaluation monétaire, cela se transfère sur le monde du travail, et aujourd’hui nous avons une guerre des systèmes sociaux. Nous sommes entrés dans une logique de concurrence des modèles sociaux, du temps de travail, de l’ensemble des facteurs de production. Par conséquent, d’une certaine manière, le dosage monétaire permettrait, en tout cas, de détendre un peu sur ce plan. Je crois qu’en transférant ce pouvoir et cette capacité à une zone monétaire unique – Jean-Pierre Chevènement a développé tout à l’heure tout ce qui concernait l’hétérogénéité de cette zone – nous nous sommes désarmés. Dans une situation de croissance, le désarmement n’apparait pas. Ne pas être armé lorsqu’il n’y a pas de guerre n’est pas grave, mais lorsqu’on est en situation de conflit, cela le devient un peu plus, et c’est ce que nous sommes en train de vivre.
Je veux également faire une remarque, cela a été dit notamment dans la quatrième hypothèse soulevée par Guillaume Balas autour de l’intégration politique européenne, Pierre-Alain Muet en a parlé également. Il me semble, au regard des éléments que nous avons, qu’il y a aujourd’hui une question de timing et d’agenda, entre le moment de la prise de conscience des difficultés et le moment des réactions qui ont été à chaque fois diluées dans le temps. C’est ce que dit Wolfgang Streeck. Il y a incapacité politique parce qu’il n’y a pas de souveraineté sur laquelle reposent en définitive les décisions, c’est-à-dire de peuple auquel s’adresser au niveau européen. De ce fait, on est dans des ajustements qui ont toujours un temps de retard et dans lesquels on est comme dans une tragédie grecque où l’on sait que cela finira, c’est inévitable, mais on y va quand même. Je pense que la question, sous l’angle politique et non pas sous l’angle économique est de savoir quels sont les choix que nous sommes en capacité de faire, en France et ailleurs, pour empêcher l’inéluctable de survenir.
D’une certaine manière, sommes-nous capables, dans le temps qui peut rester à la zone euro dans sa configuration actuelle, d’éviter une déflagration ou une dissolution instantanée dans laquelle on ne maîtriserait plus rien ? C’est cela, je crois, la question en tout cas politique à laquelle il faudrait répondre.