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Hommage de Jean-Pierre Chevènement à Jacques Fournier (1929- 2021) prononcé au Conseil d’Etat

Créé par le 18 nov 2021 | Dans : Blog du Che

Chers camarades,

Dans cette éloge de Jean-Pierre Chevènement à Jacques Fournier nous relisons une belle page d’histoire et de philosophie politique qui met en relief le militant récemment disparu et le serviteur de l’État, « un État qui pouvait être régulateur, au service de la justice sociale et de la paix civile ».

Dans ces temps de confusionnisme et de simplisme, quand les visions trop binaires et les raccourcis dogmatiques prennent le pas sur les analyses concrètes d’une réalité objective et privilégient, à la façon d’un Rosanvallon, l’analyse « des épreuves de la vie » pour  une « redéfinition de la question sociale », la praxis de Jacques Fournier, jadis co-auteur du Traité du social avec Nicole Questiaux, reste une grande référence pour accomplir notre grande ambition militante : celle de partir du réel pour aller à l’idéal.

Xavier Dumoulin

Hommage de Jean-Pierre Chevènement

 
Monsieur le vice-président du Conseil d’État, mesdames et messieurs les présidents et membres du Conseil d’État, chers enfants, parents, proches, chers amis de Jacques Fournier, mesdames et messieurs,

Si Jacques Fournier n’avait pas eu naturellement dans le sang l’esprit militant, nous ne nous serions pas rencontrés. C’était dans les Hauts-de-Seine, à peu près au milieu des années 70. Jacques à l’époque animait un groupement d’action municipale. Cela correspondait à l’air du temps qui renvoyait à l’autonomie, ce qu’on appelait l’autogestion, l’idée que les gens doivent se prendre en mains eux-mêmes. Pour Jacques Fournier il était important d’être non pas seulement un fonctionnaire scrupuleux au service de l’intérêt général, mais aussi de prendre parti sur la manière dont celui-ci se définissait. Il fallait entrer dans le débat public, être pleinement un citoyen en étant un militant. Ce mot n’avait rien de péjoratif et ne l’empêchait pas d’être un homme absolument rigoureux, auquel on ne peut pas faire un procès d’esprit partisan parce que Jacques était l’intégrité même. Il écoutait toujours les arguments et puis répondait, et il donnait une grande leçon à tous ceux qui, plus jeunes – comme moi, nous avions une dizaine d’années de différence d’âge –, respectaient déjà en lui l’ancien élève de l’ENA bien sûr mais aussi le Maître des requêtes au Conseil d’État et le Commissaire du gouvernement respecté qu’il était peut-être déjà à cette époque-là.

 
J’ai gardé le souvenir d’une puissante personnalité dans ce département des Hauts-de-Seine où il avait ses attaches et où il militait. Son regard s’était naturellement tourné vers le CERES où se réunissait une ardente jeunesse à la recherche de causes qui justifiaient qu’on se dévoue pour elles. A l’époque, l’union de la gauche apparaissait comme une idée assez riche parce que certains ont perçu très tôt le potentiel que représentaient à peu près un cinquième de l’électorat français – un peu plus même – et la possibilité de libérer cette énergie d’une manière positive à partir de laquelle s’érigerait un grand Parti socialiste, neuf dans ses idées. C’est pour cela que nous nous battions.

La sympathie fut immédiate entre Jacques, sa famille et moi-même. J’ai appris à le connaître. Jacques est né à Épinal, mais il a passé sa jeunesse en Algérie. Je crois qu’il doit beaucoup à l’expérience de son père, médecin de colonisation, c’est-à-dire en fait directeur d’un hôpital de campagne, dans la région de Mostaganem, au contact des souffrances et du vécu de la population algérienne à laquelle il est toujours resté très attaché. Il aimait son pays natal et il aimait aussi le peuple fier et généreux qu’est le peuple algérien, en dehors de toute autre considération dont je vous fais grâce. Ce n’est donc pas un hasard s’il épousa en premières noces Jacqueline Tazerout, qu’il avait rencontrée sur les bancs de la Sorbonne et qui était la fille du grand intellectuel algérien Mohand Tazerout. Ce n’est pas un hasard non plus si un des derniers livres qu’il a écrits est consacré à l’Algérie, L’Algérie retrouvée, 1929 (c’est sa date de naissance) – 2014 (c’est la date de parution de l’ouvrage).

Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout, Jacques avait ses idées. Je dirais de lui qu’il était plus social-démocrate que moi, encore que cela ne veut plus rien dire. Jacques retenait l’attention par cette générosité qui émanait de toute sa personne, par son regard attentif, sa parole précise et mesurée, et par un parti pris de modestie qui était d’autant plus méritoire qu’il ne parvenait pas à dissimuler l’intelligence supérieure qui était la sienne. Je me trouvais secrétaire national du Parti socialiste aux Etudes et au Programme, et à ce titre j’avais pressenti à un moment Jacques Fournier et Nicole Questiaux pour préparer quelques mesures, les mesures dites de « l’après 10 mai », cadeau qui fut fait à Pierre Bérégovoy, secrétaire général de l’Elysée ou plus précisément directeur de l’antenne présidentielle après l’élection de François Mitterrand en 1981. Je m’avance sur une terre inconnue, c’est la découverte réciproque de François Mitterrand et de Jacques Fournier. Je crois que François Mitterrand a très vite percé, sous ce parti pris de la modestie, les immenses qualités de Jacques Fournier et il a deviné le très grand serviteur de l’État qu’il pouvait être. Jacques Fournier a très vite pris la mesure de la personnalité de François Mitterrand, dont il a dit quelque part qu’il avait dominé la période de sa stature. Je ne dirai pas le contraire.

Je ne veux pas empiéter sur un domaine qui n’est pas celui qui m’a été assigné, et plutôt que de m’étendre sur la personnalité si attachante que fut celle de Jacques Fournier, je voudrai vous parler plus précisément de l’homme engagé. Homme engagé car il devint très rapidement le responsable du CERES des Hauts-de-Seine, et je crois me souvenir qu’il a conduit plusieurs batailles électorales, à Saint-Cloud, peut-être à Sèvres ou à Antony … Je ne me rappelle plus très bien. Pour moi les Hauts-de-Seine ce n’est pas terra incognita, mais presque ! Jacques était tout à fait conscient que l’union de la gauche recelait un très grand potentiel, encore fallait-il l’organiser, le faire mûrir, lui donner la forme des institutions. C’était ce qu’il était le mieux capable de faire.

J’évoquais tout à l’heure le côté social-démocrate, mais cela ne veut plus rien dire aujourd’hui social-démocrate. À la fin du XIXème siècle, c’était le SPD, la réunion politique des classes laborieuses, déjà syndicalisées… Cela n’empêchait pas les débats de traverser, le entre Kautsky et les marxistes d’une part, et puis d’autre part les possibilistes ou réformistes, le courant Bernsteinien, du nom de Bernstein qui considérait qu’en matière de socialisme le mouvement était tout et que l’objectif ou le programme ne valait pas la mobilisation à laquelle il donnait lieu. Il y avait cette définition de la social-démocratie qui primait dans la Deuxième Internationale. C’étaient les vents dominants. Mais le mot « social-démocrate » signifiait autre chose en Russie où le POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie) se divisait entre les Bolcheviks de Lénine et les Mencheviks de Plekhanov et de Martov dont nous nous sentions plus proches puisque nous étions partisans d’un socialisme mûri au sein du capitalisme et qui serait réglé par la démocratie. Et au fond c’est ce que nous avons fait avec le Programme commun qui prévoyait l’alternance, adaptée au contexte des pays d’Europe et d’autres pays avancés, par exemple le Chili. Et puis disons qu’il fallut tout le génie tactique de François Mitterrand pour conduire la gauche à la victoire. Jacques Fournier était un social-démocrate au sens mûr du terme. Il avait très bien compris que la démocratie pouvait être mise au service d’une transition sociale ou socialiste… Ces mots mériteraient des définitions plus précises mais je ne suis pas appelé à vous faire un cours sur ce sujet, donc j’abrège mon propos !

Je dirai simplement de Jacques Fournier qu’il avait toutes les qualités qui correspondaient à cette phase du développement de la gauche. Il avait la culture, il avait la connaissance de l’État, il avait la capacité d’innovation. Il faisait partie de ces grands réalisateurs pour lesquels ce ne sont pas uniquement les programmes qui comptent mais la manière dont on peut les traduire dans la réalité. Donc Jacques était un très bon choix de François Mitterrand – il ne pouvait pas y en avoir un meilleur – et Pierre Mauroy et Laurent Fabius ont eu beaucoup de chance, ainsi que la gauche française et la démocratie française.

J’en viens à mon troisième point : l’œuvre de Jacques Fournier, l’œuvre qu’il a réalisée. Monsieur le Président [Bruno Lasserre] vous avez parlé tout à l’heure du Secrétaire général du gouvernement, poste qu’a occupé Jacques Fournier de 1982 à 1986. Le travail qu’il a effectué dans cette période est absolument colossal. Le nombre de textes, de lois, de décrets, de règlements qu’il a fallu rédiger par centaines voire par milliers. Une tâche immense, mais Jacques Fournier était un travailleur qui ne rechignait pas. Nous lui devons certainement beaucoup. Est-ce-que j’ai besoin de rappeler les lois de décentralisation, l’abolition de la peine de mort, l’extension et la réforme de la gestion du service public et de la fonction publique, les affaires sociales, la retraite à 60 ans … Toutes ces mesures ont été mises en musique par Jacques Fournier. Si une exception avait dû être faite au fait que le poste de Secrétaire général du gouvernement était un poste trop sensible pour qu’il ne fût pas pourvu directement par le gouvernement lui-même, à mon avis cette exception aurait été pour Jacques Fournier. Il avait en effet toutes les qualités intellectuelles et morales nécessaires. Il a succédé à Marceau Long et Renaud Denoix de Saint Marc lui a succédé pour une très longue période, enjambant les cohabitations. Une anecdote : le soir de l’arrêt Nicolo (octobre 1989), alors que j’appelle Marceau Long en lui disant : « Qu’est-ce-que c’est que cette décision du Conseil d’État ? », je l’entends encore me répondre : « Le Conseil d’État ne peut rien faire contre l’air du temps. L’air du temps, c’est cela : c’est la supériorité du droit européen sur le droit national. » Cela fait encore discuter ! On voit bien que cette affaire n’est pas totalement tranchée. Jacques Fournier voyait bien qu’il y avait un problème, il le résolvait élégamment en disant que c’était une question de rapports de forces.

Mais Jacques Fournier n’a pas seulement été un très grand Secrétaire général du gouvernement. Aussitôt après cette expérience, Jacques s’est vu confier la direction d’une grande entreprise publique, Gaz de France, avec l’accord de Jacques Chirac qui reconnaissait ses mérites. Il était ainsi au cœur de la politique énergétique, cela l’a beaucoup intéressé. Il y est resté le temps de la cohabitation car il est devenu ensuite, en 1988, président de la SNCF. A la tête de ces entreprises nationales, Jacques a acquis une expérience pratique, économique, du service public, des grandes entreprises publiques. Cela complétait l’expérience qu’il avait acquise au service direct de l’État.

Il a agi et il a réfléchi. Jacques Fournier se caractérise par une praxis exigeante ; il est à la fois un théoricien et un praticien. A cet égard je voudrais conclure sur le legs qu’il nous a laissé. D’abord il se trouve que Jacques avait une réflexion politique très mûrie. Il était par exemple beaucoup plus favorable que moi, à un moment, à la cohabitation. Il avait raison. Ce système avait beaucoup d’inconvénients mais aussi beaucoup d’avantages. Il nous aurait évité par exemple le quinquennat sec qui est à l’origine aujourd’hui d’un certain malaise, il faut bien le reconnaître. Jacques était donc quelqu’un qui réfléchissait aux institutions, au service public, à la place que l’État prend dans une société comme la nôtre. On dit souvent que les dépenses publiques représentent plus de 55 % du PIB national. Mais Jacques nous a appris à distinguer entre les dépenses qui donnent lieu à la production de services et de biens qui concourent à la richesse nationale, et puis d’autre part les dépenses de transferts qui ont un effet de redistribution, qui visent à la justice sociale. Encore sur ces transferts Jacques Fournier faisait-il la distinction entre les transferts sociaux et les transferts économiques dont certains pouvaient avoir du bon mais dont d’autres pouvaient s’avérer préjudiciables à la compétitivité de la France. Bref il y avait une argumentation très fouillée, très exigeante, dans la filiation de la pensée de Jaurès sur l’État. Jaurès ne pensait pas que l’État fût un simple outil de coercition au service des classes dominantes qui opprimaient les classes dominées. Jaurès avait très bien vu que l’État était le lieu où pouvaient converger les forces sociales, où par conséquent il était possible de promouvoir de grandes réformes dès lors que l’équilibre des forces politiques dans la société le permettait. Cette théorie, infiniment plus fine et plus exigeante, Jacques l’a appliquée, et il l’a appliquée à merveille à la réalité de la fin du XXème siècle.

Je conclurai en disant que, naturellement, l’esprit de facilité, qui va de pair avec l’hyper-individualisme libéral, conduit trop souvent aujourd’hui à définir l’État comme le pelé, le galeux, d’où vient tout le mal, c’est-à-dire l’instrument du Capital et des classes dominantes – je reviens à la théorie marxiste originelle. Cela reste une vision très répandue dans une partie de la population et notamment chez les jeunes générations, cette vision qui fait de l’État le visage du Capital. C’est une vision gravement erronée. Jacques Fournier montrait que l’État pouvait être régulateur, au service de la justice sociale et de la paix civile. Lui-même brillant serviteur de l’État, il a contribué puissamment à réhabiliter l’idée de l’État républicain. Le Conseil d’État peut s’enorgueillir d’avoir compté dans ses rangs cet esprit supérieur, doublé d’un cœur généreux. Jacques a illustré ce que, aux yeux des jeunes générations, le mot « République » peut vouloir dire aujourd’hui. Loin des diatribes irresponsables qui mettent en danger la cohésion du pays et la paix civile, il a, par une pensée raisonnée et une argumentation toujours claire et ferme appliquée à des sujets contestés, bien mérité de la République. En mettant le rationalisme critique au service d’une conception exigeante de l’intérêt général, Jacques Fournier a su aller contre l’air du temps. Il a bien mérité de la France.

Jean-Pierre Chevènement

« Être libre en politique, c’est avoir l’intelligence de son temps » Tribune de Jean-Pierre Chevènement pour l’hebdomadaire « Le Point », parue le 2 mars 2021

Créé par le 20 mar 2021 | Dans : Articles de fond, Blog du Che

« Être libre en politique, c’est avoir l’intelligence de son temps »

Tribune pour l’hebdomadaire « Le Point », parue le 2 mars 2021

Être libre en politique, c’est d’abord savoir « où on habite. » Tel se vit comme « citoyen du monde. » Je me vois, quant à moi, comme citoyen français. Partout chez lui, le premier n’habite nulle part. Je m’inscris pour ma part dans une Histoire, celle de la nation française. Cette appartenance à la France ne m’empêche pas d’appartenir à l’humanité. Au contraire, elle me le permet : c’est à travers la France que je peux prendre mes responsabilités vis-à-vis du monde. Aussitôt entends-je s’élever un cri : « Et l’Europe ? Que faites-vous, là-dedans, de l’Europe ? » Certes, la France fait partie de la grande famille des nations européennes. Mais bien que la construction européenne ait été proposée – par la France justement – comme le moyen de surmonter l’antagonisme franco-allemand, au lendemain des deux guerres mondiales, je sais que le sentiment d’appartenance à l’Europe est encore loin d’atteindre chez les différents peuples européens, la force du sentiment d’appartenance nationale. Or c’est celui-ci qui permet l’exercice de la démocratie, c’est-à-dire l’acceptation provisoire par une minorité du fait majoritaire. À l’ignorer, l’Union européenne s’exposerait à de graves mécomptes. La construction de l’Europe est utile et même nécessaire dans un monde que domine de plus en plus la rivalité des États-Unis et de la Chine, mais la construction de ce « tiers acteur » ne peut se faire que d’une manière très pragmatique. Elle s’effectue dans la réalité de façon quelque peu désordonnée, selon une règle assez éloignée de la démocratie, proche du « consensus implicite ». Lire la suite »

Entretien à Sud Ouest : « J’aurais pu démissionner mille fois »

Créé par le 02 jan 2021 | Dans : Blog du Che

Entretien de Jean-Pierre Chevènement au journal « Sud Ouest », propos retranscrits par Bruno Dive, dimanche 27 décembre 2020.


Entretien à Sud Ouest : "J'aurais pu démissionner mille fois"
  • Sud Ouest : Quand on regarde votre parcours, on se dit que vous auriez pu être gaulliste. Pourquoi, dans les années 1960, rejoignez-vous la vieille SFIO plutôt que de soutenir le Général ?Jean-Pierre Chevènement : Parce qu’il était difficile pour moi, jeune boursier issu d’une famille d’instituteurs socialistes, de franchir le pas et de faire carrière avec les barons du gaullisme de l’époque. Je voulais plutôt remettre la Ve République sur des bases de gauche, lui donner une base sociale sans remettre en cause ni les institutions ni la politique extérieure d’indépendance nationale, ni la dissuasion. Et cette première partie du programme, je l’ai réalisée à travers François Mitterrand qui, quoi qu’on puisse dire, a maintenu la Ve République.

 

  • Sud Ouest : François Mitterrand vous dit, en 1973 : « Le pouvoir, c’est la noblesse de la politique. » N’est-ce pas, au fond, la principale divergence que vous ayez eue avec lui, vous qui avez démissionné trois fois du gouvernement ?Jean-Pierre Chevènement : Ce n’était pas une divergence, car moi aussi je voulais venir au pouvoir. J’avais répondu à Mitterrand que « le pouvoir pour le pouvoir n’est pas une perspective ». J’ai beaucoup appris avec Mitterrand. Il a inscrit le PS comme parti de gouvernement dans les institutions de la Ve République. C’était un magnifique cadeau, si l’on considère que le pouvoir est en soi un bien. Mais si l’on n’en fait pas un bon usage, cela peut se retourner. C’est ce qui est arrivé au Parti socialiste : à force de vouloir déborder la droite sur sa droite, en inventant le « social libéralisme » il a fini par perdre son électorat populaire et les élections.
  • Sud Ouest : N’est-ce pas le problème principal du PS et le vôtre : assumer la culture de gouvernement ?Jean-Pierre Chevènement : Quand j’arrive au ministère de l’Éducation, en 1984, et que je mets fin à la querelle scolaire, j’assume une culture de gouvernement. Quand, au ministère de l’Intérieur, en 1997, je fais prendre au PS un tournant marqué pour le rallier à une culture de sécurité, je fais aussi oeuvre de gouvernement. Et quand, en 1991, je refuse la guerre du Golfe, je regrette de ne pas être écouté, parce que la culture de gouvernement, ce n’était pas d’ouvrir la voie à Al Qaïda et à Daech. Je pense donc qu’on peut être de gauche et avoir une culture de gouvernement. Je suis un homme politique réaliste !
  • Sud Ouest : En 1983, vous démissionnez une première fois du gouvernement…Jean-Pierre Chevènement : J’étais ministre de l’Industrie et je ne pouvais même pas donner quelques directives aux dirigeants des grandes entreprises que la gauche venait de nationaliser. J’ai été fusillé dans le dos. Pour moi, c’est la désindustrialisation de la France qui se profile à l’horizon. Le tournant de 1983 tel que je l’analyse, Mitterrand ne l’avait pas vraiment voulu. Il voulait même sortir du Système monétaire européen. L’homme qui a présidé au ralliement du PS au néolibéralisme, c’est Jacques Delors, remarqué par le chancelier Kohl, qui le pressent en 1984 pour devenir président de la Commission européenne. Mitterrand se laisse faire et Delors passe un accord avec le commissaire britannique, Lord Cockfield, l’oeil de Madame Thatcher à Bruxelles, auquel il confie le « livre blanc » sur le Marché unique, et qui prévoit en commission les directives de dérégulation qui, avec la libération des mouvements des capitaux, vont installer le néolibéralisme en Europe et dans le monde.
  • Sud Ouest : Espérez-vous alors que la gauche va revenir un jour à votre ligne ?Jean-Pierre Chevènement : Pendant dix ans, j’ai espéré qu’on redresserait le cours des choses. Je pensais que la gauche ne pourrait pas persister dans cette orientation suicidaire, qui l’a d’ailleurs conduite à l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui, coupée des couches populaires : fragmentée et impuissante. Mais elle a persisté sur une ligne qui a abouti à ce que Jérôme Fourquet appelle « l’archipelisation » de la société française. Cela remonte à ces choix fondateurs de 1983, puis à l’Acte unique de 1986. Quand j’ai lu le Traité de Maastricht en 1991, j’ai enfin compris que l’on tournait définitivement le dos aux engagements de 1981.
  • Sud Ouest : Pourtant, un peu plus d’un an après, vous revenez au gouvernement, cette fois comme ministre de l’Éducation. Et quand on regarde la politique que vous menez, on se dit que Jean-Michel Blanquer est votre digne héritier ?Jean-Pierre Chevènement : Il est certainement le ministre de l’Éducation nationale dont je me sens le plus proche depuis que j’ai quitté la rue de Grenelle. Nous aurons mené le même combat contre le « pédagogisme » ou pour la formation solide des professeurs. J’avais défini, en arrivant, la stratégie du « détour républicain » : donner à ce ministère une perspective qui est la modernisation de la société française, mais aussi la formation du citoyen. On a réintroduit l’éducation civique, on fait chanter la Marseillaise, toutes choses qui faisaient rigoler à gauche à l’époque. J’ai réécrit moi-même les programmes de l’école élémentaire, avec une idée simple : savoir écrire, lire, compter, connaître l’histoire et la géographie de la France.
  • Sud Ouest : Devenu ministre de l’Intérieur en 1997, vous parlez des « sauvageons ». Aujourd’hui, Gérald Darmanin dénonce « l’ensauvagement » de la société…Jean-Pierre Chevènement : Un sauvageon, c’est un arbre non greffé. Cela joint le défaut de l’éducation. Ce n’est pas un sauvage ! Ensauvagement renvoie à sauvage, mais ça ne veut pas dire que Darmanin ait tort, car il existe effectivement des comportements empreints de sauvagerie. Ce qui est idiot, ce que le mot sauvage renvoie aussitôt à la figure de l’immigré. C’est grotesque ! Antirépublicain !
  • Sud Ouest : Et vous organisez, non pas le Beauvau de la sécurité, mais le colloque de Villepinte, qui marque un tournant de la gauche sur ce sujet.Jean-Pierre Chevènement : J’avais l’espoir de ramener Jospin sur une ligne plus républicaine. Mais j’ai bien vu qu’il y avait des forces puissantes pour peser dans l’autre sens. Je lui ai proposé une loi de programmation sur la police, des centres éducatifs fermés qu’il m’a refusés, d’autres mesures auxquelles s’est opposée Élisabeth Guigou, qui a fini par emporter le morceau.
  • Sud Ouest : Déjà, à l’époque, ce clivage entre deux gauches… Aujourd’hui, parleriez-vous, comme Manuel Valls, de deux gauches irréconciliables ?Jean-Pierre Chevènement : Aujourd’hui, quand on parle de deux gauches irréconciliables, c’est plutôt sur la laïcité. De soi-disant laïcs, qui se prétendent « ouverts », n’ont en réalité jamais admis la prohibition des signes religieux dans l’espace public. Mais je ne fais pas de la laïcité un sport de combat. La laïcité n’est pas dirigée contre la religion, ce n’est pas l’athéisme, c’est la neutralité de l’État et l’idée qu’il y a deux espaces : l’espace religieux, celui de la transcendance, et l’espace public, délivré des dogmes, où les citoyens se mettent d’accord à la lumière d’arguments raisonnés.
  • Sud Ouest : Est-ce que vous vous reconnaissez dans l’expression « islamo-gauchiste », qui a été inventée par un de vos proches, le philosophe Pierre-André Taguieff ?Jean-Pierre Chevènement : Je suis toujours proche de lui, mais je n’utilise pas cette expression parce qu’elle prête à trop de confusion. C’est plus compliqué : des gens sont venus de la religion à la politique ; même au CERES, il y avait des gens qui venaient de « Témoignage chrétien ». Il y a en revanche un sujet : des gens voudraient importer en France le communautarisme à l’anglo-saxonne. Curieusement, ce sont ceux qui fournissent les rangs décolonialistes, « racisés », racialistes. Tout cela relève d’une idéologie totalement antirépublicaine. C’est un renversement des valeurs. Il faut les combattre.
  • Sud Ouest : Toute la gauche n’y est pas prête…Jean-Pierre Chevènement : Toute la gauche n’a pas la culture historique qui lui permettrait de mettre de l’ordre dans ses idées. C’est aussi ce qui se passe à la République en Marche, où règne une certaine confusion entre des gens bien orientés et d’autres qui céderaient volontiers à cette philosophie communautariste ou différentialiste. Il faudrait que la République en Marche mette de l’ordre dans ses idées. Est-ce possible ? Cela incombera en dernier ressort à Emmanuel Macron.
  • Sud Ouest : Mais lui-même est-il au clair ?Jean-Pierre Chevènement : Il a progressé dans la bonne direction, si j’en juge par ses récents discours, notamment celui de la Sorbonne sur la laïcité et celui des Mureaux contre le séparatisme.
  • Sud Ouest : Et cette loi va dans le bon sens ?Jean-Pierre Chevènement : Globalement, oui. Mais il faudra se méfier des obstacles que le soi-disant « état de droit » voudra mettre à son application. Au fur et à mesure que monte l’islamisme et que se multiplient les attentats, on voit la jurisprudence corseter de plus en plus le pouvoir politique et l’empêcher d’agir efficacement dans des domaines tels que l’immigration, le droit d’asile, qui est abondamment détourné, la reconduite des étrangers à la frontière, qui est pratiquement impossible. Qu’est-ce qu’un droit qui ne peut pas s’appliquer ? Il faudrait pouvoir réviser la Constitution et revoir les traités.
  • Sud Ouest : En 1998, vous êtes victime d’un accident opératoire, vous restez plusieurs semaines dans le coma. Cet épisode vous a-t-il changé ? Amené à voir la vie autrement ?Jean-Pierre Chevènement : Cet épisode m’a donné le sentiment que je n’avais plus beaucoup d’années à vivre. Qu’il fallait donc aller plus vite, et face à une société française déjà fracturée, déjà désindustrialisée, déjà ghettoïsée. Ce sentiment d’urgence m’a conduit à préconiser auprès de Jospin une politique de fermeté.
  • Sud Ouest : Et vous démissionnez encore, cette fois à propos de la Corse. Ne vous êtes-vous jamais dit :  »c’est la troisième fois que je démissionne, je vais rester dans l’Histoire comme le ministre éternellement démissionnaire » ? C’est unique dans l’Histoire !Jean-Pierre Chevènement : Parfois, il faut faire des choses uniques (sourire). J’aurais pu démissionner mille fois ! À chaque fois, l’Histoire m’a malheureusement donné raison. En 2000, mon désaccord avec Jospin sur la Corse était flagrant : je ne me voyais pas expliquer à la tribune de l’Assemblée nationale qu’on allait donner un pouvoir législatif à l’assemblée de Corse et mettre les nationalistes corses au pouvoir sans que ceux-ci aient renoncé à la violence.
  • Sud Ouest : Dans votre campagne présidentielle de 2002, vous avez fait du Macron avant l’heure : réunir droite et gauche, faire « turbuler le système »…Jean-Pierre Chevènement : En effet j’anticipe sur le « dégagisme » qui frappe les candidats issus des partis dits « de gouvernement » en 2002 et plus encore en 2017. En 2002, je dis une chose assez différente de Macron : au-delà de la gauche et de la droite telle qu’elles sont devenues, il y a la République. Je définis une politique alternative, que Macron finira par concevoir dans le discours de 2020, où il déclare « dussé-je me réinventer » et parle de reconquérir notre indépendance agricole, industrielle, sanitaire, technologique…
  • Sud Ouest : Et aujourd’hui, c’est lui qui se réclame de vous…Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a mis le système en turbulence. Il lui reste à se réinventer. Il a fixé la ligne : la reconquête de l’indépendance. Ne reste que les moyens ; ce sera le plus difficile.
  • Sud Ouest : Trouvez-vous qu’il s’en sort bien, ou qu’il déçoit ?Jean-Pierre Chevènement : Il montre une grande plasticité, il a quand même su changer de ligne sans trop le dire : « quoi qu’il en coûte », c’est une rupture avec la règle des 3 %, qui était le maître mot au début de son quinquennat.
  • Sud Ouest : Vous voyez-vous des héritiers ?Jean-Pierre Chevènement : À mon âge, j’aimerais tellement en avoir…

Entretien de Jean-Pierre Chevènement au site « Le vent se lève », propos retranscrits par Catherine Malgouyres-Coffin, dimanche 22 novembre 2020.

Créé par le 28 nov 2020 | Dans : Actualité de la pensée de Didier Motchane, Blog du Che, Le Che

Entretien de Jean-Pierre Chevènement au site

  • LVSL : Qu’est-ce qui faisait la singularité du CERES ? Qui le composait ? Quels étaient son logiciel et son but politique ? Jean-Pierre Chevènement : Au retour de la guerre d’Algérie, les quelques fondateurs du CERES, il n’y en avait pas beaucoup, n’étaient pas vraiment satisfaits de l’offre politique qui s’offrait à eux. Nous étions des jeunes gens plutôt à gauche. Nous n’avions pas eu besoin d’être convaincus de l’indépendance de l’Algérie, nous y étions d’emblée favorables. Et en même temps, nous comprenions assez bien ce que voulait faire le Général de Gaulle sur le plan des institutions, de la politique étrangère et de la politique de défense. Nous pensions par ailleurs que la gauche devait être renouvelée. Lire la suite »

Mémoires de Jean-Pierre Chevènement, « Qui veut risquer sa vie la sauvera »

Créé par le 21 sept 2020 | Dans : Blog du Che, Le Che

Mémoires de Jean-Pierre Chevènement, "Qui veut risquer sa vie la sauvera"Les Mémoires de Jean-Pierre Chevènement, parution le 15 septembre 2020 (Editions Robert Laffont, 506 pages, 22 euros).

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Mémoires de Jean-Pierre Chevènement,

« Jean-Pierre Chevènement nous fait entrer, pour la première fois, dans sa vie personnelle et familiale pour mieux nous raconter cinquante ans d’histoire française, d’engagements et de combats hors du commun. D’une enfance meurtrie dans la France occupée, il tirera l’énergie de paris successifs, mû par l’idée que celui « qui veut risquer sa vie la sauvera » (saint Matthieu). Il rencontre « l’Histoire en train de se faire » durant la guerre d’Algérie. À son retour, il entreprend avec une poignée de camarades de construire une autre offre politique à gauche, qui passe par la création du CERES, la rencontre avec François Mitterrand, le congrès socialiste d’Épinay, d’où s’élance une génération avide de « changer la vie ». Le « Che » nous raconte la conquête du pouvoir de 1971 à 1981 comme un véritable roman, où se mêlent audaces stratégiques et luttes opiniâtres. Multipliant savoureuses anecdotes et portraits sans concession, il démythifie la « deuxième gauche » et croque avec une douce ironie son leader, Michel Rocard. Il évoque Mitterrand à différents moments d’une relation de trente ans, où la complicité le dispute à l’affrontement. Il dépeint aussi les figures de Laurent Fabius et de Lionel Jospin, et rappelle le rôle injustement sous-estimé de Pierre Mauroy et de Jacques Delors qui surent dire « non » à Mitterrand. Éducation nationale, Défense, Intérieur : pendant près de dix ans, Chevènement donnera une colonne vertébrale à l’État. Quand viennent, en 1989-91, le grand retournement du monde et le triomphe planétaire du capitalisme financier, il ne renonce pas : non à la guerre du Golfe et au clash des civilisations ! non à Maastricht et à une Europe coupée des peuples ! Il éclaire les raisons toujours actuelles qui le conduisirent à mettre en pratique à trois reprises sa célèbre formule « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne », contre la « parenthèse libérale » en 1983, contre la guerre du Golfe en 1991 et contre le démantèlement de l’État républicain en Corse en 2000. Bref, il nous explique comment nous en sommes arrivés là. Ce récit majeur passionnera tous ceux qui se demandent comment relever les défis d’aujourd’hui et de demain. Il permet aussi de mesurer la dimension exceptionnelle de l’homme d’État, son exigence morale et intellectuelle qui lui valent aujourd’hui respect et considération. »
 
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Préface

Première partie : Une jeunesse entre deux guerres
1 – Enfance d’une passion
2 – Apprentissages
3 – L’Algérie, engagement et tragédie

Deuxième partie : L’aventure de l’Union de la gauche
4 – Génération CERES
5 – D’Épinay au Programme commun : inventeurs de l’avenir ou faiseurs de roi ?

Troisième partie : La conquête du pouvoir
6 – Mai 1981, Mitterrand, Rocard et le CERES
7 – Belfort, citadelle républicaine

Quatrième partie : Ni périr ni trahir
8 – Recherche et Industrie : les ides de mars 1983
9 – De l’Éducation nationale à la Défense, le détour républicain

Cinquième partie : Le retournement du monde
10 – 1990, la grande rupture
11 – De la guerre du Golfe à Maastricht, l’effacement de la France

Sixième partie : À l’Intérieur, l’idée républicaine en action
12 – La parenthèse républicaine
13 – Un aller-retour au Val-de-Grâce
14 – Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée

Septième partie : D’une turbulence l’autre
15 – 2002, la recherche d’une alternative
16 – Résister
17 – Sagesse et, à nouveau, turbulence
18 – Pouvait-on faire autrement ?
19 – La crise du système

Conclusion : Puissance des idées

 

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